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Habiter le monde en déserrance : la figure de Qayin ou le déracinement comme temple

Extrait de Les psychoses spirituelles, inédit, en cours d’écriture.

 

Évoquer la figure de Qayin n’est pas anodine dans le contexte de l’interrogation de l’habitation du monde par l’humain éveillé : il est, dans la Genèse, le premier enfant du monde, de ce qu’il porte en lui sera induit ce que chaque personnage de la Genèse portera aussi, et partant, eu égard au destin de ce livre, une grande partie de l’humanité aussi.

Il est le modèle même par lequel se fait, dans la Genèse, le processus d’accroissement de la rationalité, de la psyché et de l’être de l’humain, il est un archétype pour grandir, au-delà des apparences, il montre la voie de la croissance de l’humanité et forme un référent pour la lignée d’Adam.

Il est manifestement et dès l’origine une figure ambigüe, criminel mais protégé, Mosheh le sera aussi, et qui contient dans ses termes propres le bien comme le mal, son nom même est une invitation à prendre connaissance de la connaissance en soi, la connaissance immanente sous sa forme Yada’, Daa’t mais aussi la connaissance transcendante, figurée dans la tradition hébraïque par Binah, qui serait comme une connaissance pure sans attache matérielle mais logique et Hokhmah, qui serait une connaissance intuitive et amenant de fait la sagesse.

Cette ambivalence bien-mal, qui nous renvoie à Daa’t, est la même ambivalence qui renvoie Qayin du côté, en même temps et de l’habitation et de l’errance : Qayin est un déraciné, dès sa naissance. Il apprendra à se détacher de toute terre pour trouver terre en Dieu.

Le nom de Qayin est constitué des racines QYN, en vertu de la permutation des lettres, on peut rapprocher de Qayin, le personnage, un ensemble de concepts qui tous ont à voir avec d’une part une certaine forme de violence, mais d’autre part avec l’enfance et avec l’éveil, et encore pour une troisième part, avec la souffrance et avec la protection.

C’est Lèmekh descendant de Qayin à la septième génération qui est censé tuer Qayin, selon la tradition, mais que dit Lèmekh : « car j’ai tué un homme, [est-ce] de ma blessure ? Et un enfant, [est-ce] de mon coup ? » en Genèse 4.23. Cet enfant, ce jeune homme, ce nouveau né, c’est Qayin, « bâti comme un homme et de l’âge d’un enfant »[1]. C’est-à-dire d’un nouveau né.

L’appareil sémantique et conceptuel attaché à cette racine QYN et à ses permutations fait état du nouveau né, de la période de l’allaitement, du nid, au sens de l’habitation douillette, du nourrissement, lorsqu’il s’agit de la racine YQN. Il fait état de la souffrance et de la lamentation mais aussi d’une certaine forme de violence et de l’acquisition (qanini) ou de la forme « j’ai acquis » (qanithi) ainsi que des qualités, lorsque l’on songe à la racine non permutée, QYN. Mais sans doute le plus intéressant est que si l’on permute les lettres en leur lecture inversée, on obtient la racine NYQ, qui signifie être innocent, sans reproche, sans souffrance.

Chaque terme en hébreu contient en puissance le potentiel de son contraire, de son propre paradoxe, et de QYN à NYQ se fait le jeu du divin qui inclut tout bien et mal ensemble dans une même approche conceptuelle.

De la même manière, les racines QN qui contribue à bâtir des mots comme qanithi, qanan (façonner, préparer, faire son nid, habiter, établir), qan (nid, centraliser) ; NQ sur lequel sont construits les termes neq (ce qui restreint l’espace), ou NY qui renvoie du côté du questionnement sur la manifestation de l’existence, sous sa forme douloureuse, et réfère à la même lamentation ; mais aussi YN qui manifeste tout autant l’existence mais sous sa forme individuelle ; et enfin YQ pour lequel nous retrouvons yaq (éveil qui embrase) Yaqah (être obéissant) ou encore yaqay (protéger, cacher).

Enfin, si l’on réduit encore le concept en dissociant les lettres elles mêmes, Qof renvoie à un état de réalisation très avancé, qui confine à la sainteté, et qui renvoie à l’idée d’une porte, mais une porte qui soit subtile, une porte étroite où peu de personnes pourront s’engouffrer. Qof est un nouvel état, une nouvelle naissance que Qayin aurait atteint et qui justifierait qu’il soit un homme ou un jeune homme, tout en étant en soi un nouveau né, et qu’il porte les traits de l’enfance de ce nouvel état spirituel qui prépare à l’état de tsadiq : « Qof est la lumière universelle, le Verbe éternel, l’illumination qui accorde la vraie liberté. »,[2] mais qui commence qlalah, la malédiction, mais à y bien regarder, qlalah est constitué de Qof et de lalah, l’un signifiant le Verbe et la parole[3] aussi et l’autre renvoyant à la voix et au chant divin dans toutes les traditions y compris la tradition hébraïque. Comme si la destination de Qayin, qui serait de réaliser le chant divin, serait en soi une malédiction qui consisterait à habiter un lieu sans repos[4] : Nod (Béréchit 4.16).

De cette manière Qayin contient dans son essence propre la seconde réalisation, sa nouvelle naissance ayant eu lieu, il est le nouveau né qui doit réaliser le grand éveil confinant à pouvoir manifester dans ce monde et dans son existence individuelle propre la transmutation de la souffrance humaine en chant divin, quant la lamentation se fait louange par transmutation.

Ainsi, il n’est pas seulement le premier enfant de l’humanité dans le récit biblique, il est aussi le premier deux fois né, où bien plutôt, il renvoie symboliquement à la seconde naissance de ‘Hawa, dont il formerait la part de l’acquisition de la force spirituelle pour permettre à cette part de l’humanité qui demeure sans question d’accéder à la troisième naissance de Hevel, laquelle ouvre à la Vérité divine et au dieu vivant (Elohim) et transcendant (Yhwh Adonaï).[5]

Mais ce que dit par ailleurs le nom de Qayin, c’est que ce dernier va arrêter sa réalisation au seuil de la dernière naissance, celle qui permet de réaliser l’union parfaite avec Dieu, nouveau né, il sera arrêté dès cette nouvelle naissance par sa mort, que représente ce Noun final qui termine son nom. En son sein, Yod, qui représente en même temps l’aide divine et le divin lui-même, en tant qu’il est désormais transcendant.

Il y aurait donc quatre étapes essentielles au destin de Qayin, sa naissance, la naissance de son frère Hével, la mort et l’assimilation de son frère Hével, et la construction de la ville qui portera le nom de son fils, et qui semble être une allégorie de la manière dont Qayin va bâtir un ange, en l’occurrence et sans doute, lui-même en tant qu’ange.

Il semble que Qayin soit dans la Torah une figure majeure, et qui n’a pas suffisamment été étudiée, parce que le fratricide le rend impur aux yeux des spécialistes de la Torah, mais ce que cache et protège la figure de Qayin, c’est-à-dire ce que cache et protège Dieu à travers la figure de Qayin, c’est l’éveil originel : où Adam va figurer l’éveil second, attaché aux questions du Mah et du Mih, du quoi et du qui, où la manière d’émerger de ces eaux, qui sera le destin de l’humanité dans son ensemble, Qayin lui ne nécessite que quatre chapitres pour exister, comme une extension de ‘Hawa, et pour se réaliser, comme une extension de Hével. Qayin se réalise en assimilant l’éphémère que symbolise son frère et en devenant raison vivante sur sept générations, lorsqu’il figure lui-même l’éveil de ‘Hawa.

Les fils Qayin et Hével sont les engendrements de ‘Hawa, il semble que symboliquement, pour la tradition, ils n’aient pas d’existence réelle, puisqu’ils ne sont pas les fils d’Adam, mais l’homme que ‘Hawa acquiert avec Yhwh : un homme double, qui acquiert le force spirituelle de faire face à l’impermanence du réel, en une ‘Hawa réalisée. C’est au terme de sa propre réalisation que ‘Hawa se montrera apte à engendrer un fils, réel, celui-là, dans le récit, qui sera forgé à la ressemblance et à l’image de son père et qui sera alors véritablement le fils d’Adam et ‘Hawa : le Fondement même qui fait de l’humanité une humanité propre et apte à réaliser le divin.

En d’autres termes, avant Shet, les engendrements de ‘Hawa n’existent que comme des extensions d’elle-même qui viennent rendre manifeste la manière dont elle peut réaliser son masculin, voire son animus, après avoir réalisé son féminin, son anima, sous la forme de Lilith, HaIsha, et enfin ‘Hawa, qui plus qu’incarne est la manifestation même de Binah dans Malkhouth.

Dans ce contexte, Qayin est celui qui va incarner non seulement la maîtrise que ‘Hawa peut avoir sur le monde, par l’acquisition qu’il représente, mais aussi l’abandon de cette maîtrise pour accéder à la sagesse, une sagesse errante, une sagesse immatérielle qui n’habite nul autre lieu que le corps même de Qayin, mais une sagesse qui permettra à Qayin de se bâtir en ange : ‘ir.

Dans ce contexte, encore, on peut dire que Qayin est la figure qui manifeste à plein la lumière divine, et dont le lieu est Nod, pour la maîtrise, puis ‘Hanokh pour la sagesse. Nous verrons qu’ici, rien n’est anodin qui définit une forme d’éveil entièrement propre à ‘Hawa, et qui ne ressemblera en rien à l’éveil dont pourra faire preuve Adam, sous sa forme de Shet à Joseph, pour la maîtrise et de Moïse pour la sagesse errante qui quittera son corps au seuil de la terre promise, parce que visiblement la sagesse divine ne se satisfait d’aucune terre, qu’elle soit promise ou non, l’éveil fait donc figure d’un déracinement profond, quand le seul lieu d’habitation de l’éveillé est son corps propre, voir son cœur, où se fait entendre le divin, mais non aucune terre.

C’est donc lorsque Qayin devient capable de bâtir une ville ‘ir, qu’il réalise l’au-delà de ce Noun final qui s’inscrit dans son nom comme une limite infranchissable sous le nom même de Qayin, et c’est pourquoi la ville prend nom ‘Hanokh, qui n’est pas anodin non plus. Mais avant ‘ir, et, l’on pourrait dire le féminin fait ange, c’est Qayin qui prend en charge la réalisation de ‘Hawa et alors il faut bien remarquer que la signification de la lettre Noun finale prend tout son sens. C’est « l’acte de se dissimuler pour croître. »[6]

Comme si non seulement ‘Hawa se dissimulait dans Qayin, mais comme aussi Qayin se dissimulait dans son frère Hével, et comme si Yhwh dissimulait le rachat et la résurrection[7] de Qayin derrière ou sous le meurtre de Hével, qui n’étant que buée, fait de la terre de Qayin une buée en soi, un rien, une chose inassimilable : la réalisation du divin demande à renoncer à l’appropriation d’aucune terre, y compris la sienne propre, terre ou corps, c’est Elohim le dieu vivant, qui est le laboureur, et qui laboure la Adamah de Qayin, et partant de ‘Hawa, jusqu’à ce que cette terre intérieure se montre apte à émaner et manifester le divin et sa lumière primordiale.

Dans cette mesure, Qayin, figure du mal absolu, le premier après le serpent Adam, forme aussi la figure du salut, de la délivrance et de cette réalisation de soi comme ange, dès la vie même, dès la mort même. Qayin prépare de son vivant sa transfiguration d’homme en ange. Le meurtre est si important que Qayin y perd tout ce qu’il est car, dit-il, trop grande est sa faute, mais en y perdant tout ce qu’il est et a, il se fait lui-même Hével, pure manifestation de la vacuité du monde, de son impermanence et de sa dissolution perpétuelle. Qayin devient, là, Hével, et cela lui permet de vivre à Nod, à l’est d’Eden.

C’est pourquoi Yhwh le protège, malgré le fratricide qui n’en est presque pas un, puisque ni Qayin ni Hével n’existent réellement, ce serait plutôt ‘Hawa qui se dépossède elle-même de son acquisition de la maîtrise pour accéder à cette sagesse du sans pourquoi : sortie des eaux du Mah, elle chemine à travers cet homme qu’elle a acquis avec Yhwh vers la réalisation de soi comme vacuité pure, et vacuité impermanente, vide de soi, elle n’acquiert pas la vacuité en ce sens, elle se dépossède de l’acquisition qu’elle symbolise et donne à sa raison le caractère même de vivante, c’est-à-dire d’éphémère, puisque, on le sait bien, dans la tradition hébraïque, la sagesse, si elle ne peut se passer de raison ne saurait non plus être toute rationnelle : elle est, la sagesse, ce qui restreint l’espace d’une raison qui se met toute à son service afin que l’intellect cède place à l’esprit.

La sortie des eaux du Mah, du questionnement sur le quoi, la quoddité du monde, et des eaux du Mih, le questionnement sur le qui, la quiddité de l’être, que Qayin incarne lorsqu’il pose la première question philosophique du monde dans le récit : « Je ne sais ! Suis-je le gardien de mon frère, moi-même » (Genèse 4.9), où l’on retrouve bien entendu le questionnement qui sera porté par Levinas : la question de l’autre, et celui porté par Heidegger : la question de l’être et de l’habiter, quand le dasein, l’être-là qui n’a plus aucune identité, se fait le gardien de l’être, adjointes au questionnement sur l’ignorance et la connaissance.

Ainsi, c’est alors que Qayin réalise son identité comme se réalisant elle-même, anokhi, que partant il vide cette identité propre de toute substance autre que vide, ou, Dieu comme Vide, qui alors n’est plus Elohim vivant, mais Yah, le souffle qui habite le point Yod, donc, le vide encore absolu, soit le point qui s’extend d’abord comme souffle, vacuité pure.

Le Noun final contient en lui toutes les attributions conceptuelles qui existent à l’état de potentiel dans le Noun courbé, et il les réalise toutes, formé par un Waw allongé, il est cette conjonction par laquelle l’éveil potentiel devient réalité, mais il est aussi une barrière infranchissable, il contient en lui le Yod, c’est-à-dire la lettre Y qui représente Dieu comme vide absolu de tout attribut, mais il n’accède pas de son vivant à ce Yod qu’il contient, réalisé, il lui faudra attendre la mort, donnée par Lèmekh, qui pourrait symboliser, compte tenu de la charge sémantique des lettres qui le composent, le dernier apprentissage avant l’accomplissement de l’œuvre par la transformation du Yod intérieur et l’acceptation des épreuves qui le feront être ange, puisque Lamèd renvoie au déploiement des ailes. Ainsi, la dernière mort de Qayin figure sa dernière transformation, offerte par sa descendance, par laquelle il réalise le Yod, soit l’absolu en soi, qu’il contenait à l’état latent ; on peut aussi voir le Noun final comme un Yod qui se déploie dans ses aspects masculin et féminin.[8]

Si Qof est le chas de l’aiguille, Yod est ce point qui pénètre la matière par le chas de l’aiguille et s’y loge dans le Noun final, infranchissable en ce sens là aussi. Yhwh ne peut habiter la matière autrement qu’à l’état d’infime éclat de lui-même. Si Elohim est vivant dans le cœur des gens, et forme le laboureur de la terre Adamah que Qayin forme, en premier, en tant que cultivateur, qui retourne la terre et se voit entièrement dévolu à la matière, mais qui contient en lui un absolu divin qu’il parvient à réaliser en fin de parcours, c’est dire qu’il parvient à spiritualiser la matière, et à se transmuter lui-même, Yhwh, lui est le dieu absolument transcendant qui est Adonaï, le Maître incontesté de l’éveil auquel le Dieu vivant obéit aussi.

Yod est la main, la main tendue par Dieu à tous ceux dont le destin et la vocation sera de le réaliser : Dieu aide, à chaque instant, sur le chemin qui mène à sa réalisation. Si Noun final est une porte encore fermée par l’existence individuelle manifestée, Yod est une main offerte par le divin pour ouvrir cette dernière porte et réaliser le tsadiq, cette sagesse que Noun final contient en soi.

Mais Yod est aussi[9] la représentation du tsimtsoum, le retrait du divin qui permet à l’Être d’advenir comme autre et comme extension de soi de ce même divin : Qayin contient en lui ce tsimtsoum, et ce tsimtsoum est par excellence le vide que l’on doit traverser si l’on veut réaliser le dieu transcendant, ce qui est impossible de son vivant.

Ainsi, Qayin est la représentation de ce phénomène même de l’éveil où il faut que l’individu se vide de soi pour réaliser le divin et où en même temps, le divin se retire pour que la personne puisse devenir Lui et s’étendre en soi comme Lui-même. Le processus d’éveil est formé par ce mouvement d’épuration d’abord puis d’évidement ensuite de tout ce qui en soi empêcherait la venue du divin. Là le tsimtsoum est autant divin qu’humain, c’est-à-dire un même mouvement de retrait qui caractérise la manifestation en soi : Dieu se retire de lui-même pour nous faire être, et l’étant doit se retirer de lui-même pour Le faire être en soi.

Ce double mouvement de retrait est contenu dans la racine QYN, surtout lorsque l’on sait que Qof, appartient à la triade AYQ, Alèph/Yod/Qof, qui forme en soi un double mouvement aussi de Alèph à Yod et de Qof à Yod, par lequel l’humain s’avance vers le point tandis que le divin s’avance vers l’humain, où Qof correspond à l’illumination et à la première marche de la réalisation finale de l’humain en Dieu. Après Qof, commence Shin et Tav, soit le début de la réalisation du divin comme Être, Vide, Lumière, Son dans sa forme immanente, puis Amour, dans sa forme transcendante.

Yod est donc central en Qayin mais aussi dans la manifestation, où il figure ce point que l’on peut atteindre, dans un processus de réalisation qui ne permet pas de réaliser la transcendance pure à même le vivant. Qof représente la sortie des eaux du Mih, lorsque l’identité même a été dissoute dans la personne humaine, avant la réalisation de Kéther en Shin et de l’entrée en Ein Sof en Tav.

Yod, constitué de Yod Waw Dalèth, constitue trois étapes pour Qayin visant à réaliser le divin, où il s’agira de remonter de la surface, l’espace, soit la représentation de l’étant à la ligne qui serait l’être, puis au point qui serait le vide, mais aussi l’unité. Noun final est donc la clé, en Qayin qui ouvre la porte au déploiement du divin en soi. [10]

Ainsi, lorsque Qayin bâtit la ville où il demeurera, il bâtit la plénitude de l’existence impersonnelle et intemporelle dans la manifestation personnelle et temporelle même, il n’est plus le premier né, il devient le maintenant vivant. Il ne symbolise donc plus le vivant, mais la Vie, comme principe divin. Si Qayin, et il y parvient, peut accéder à l’humilité suprême qui consiste à s’évider de toute forme d’individualité, alors il réalise le Yod qui symbolise parfaitement cette humilité. Il passe cette porte Dhalèth qui permet la conjonction Waw, c’est-à-dire l’union mystique avec Yod, le principe de Vie même.

Ainsi Qayin remonte les quatre mondes Noun final, Dhalèth, Waw, Yod et au-delà, après sa mort. Mais de son vivant, il manifeste déjà cette angélisation à venir, en n’étant plus un être temporel et spatial, il ne s’étend plus dans la manifestation comme existence mais comme être, cet Être qui échappe au temps et à la condition humaine ordinaire de souffrance et de joug. Il bâtit ‘ir : sa délivrance.

Au cœur de l’errance : l’absolu abandon en Dieu.

Lorsque Qayin s’en va vivre à Nod, le récit situe Nod à l’est d’Eden, mais l’est dans le Zohar 152b, c’est le milieu, c’est-à-dire Tiphérèt, l’harmonie entre la rigueur et l’amour. Mais qidmah renvoie aussi à qidmoth, un état primitif, originel, et qidmah renferme aussi en soi la sagesse du Mah, il en est le foyer, à l’est d’Eden, et si Eden renvoie dans le même temps au temps atemporel et à l’âme, on peut dire que Nod est non seulement le foyer de la sagesse mais aussi celui de l’âme qui a été travaillée pour devenir délicate, fine, et en un mot, qui retourne à son état divin. Et si Eden s’écrit ADN, Ayin, Dalèth, Noun final, c’est parce qu’au milieu d’Eden se trouve le vide et dans ce vide la porte vers la réalisation finale, ainsi Qayin se dirige peu à peu vers sa réalisation finale.

Or Nod signifie l’état d’errance intérieure et extérieure, il fait de Qayin un vagabond, qui trouvera sa réalisation finale en ‘Hanokh, où il devient un messager du divin. En termes d’apparences, l’errance est erratique, mais en termes d’intériorité, l’errance en soi est le vide que l’on produit pour accueillir le divin en soi.

En Qof, Qayin élague le superflu et l’illusoire de son être, en Yod, il se fait terre de labour pour le divin atteindre au vide, et en Noun final il atteint ce vide parfaitement infranchissable. Et ce Noun final se situe en Nod. De cultivateur, il devient terre cultivée, mais terre d’errance, car on ne sait jamais ce que cultive dieu quand il cultive l’intériorité humaine. Et cette terre d’errance est immatérielle et spirituelle. Et c’est par ‘Hanokh qu’il atteindra possiblement la réalisation parfaite, l’union mystique.

Le vagabondage, l’errance, se dit nid, mais il s’agit surtout dans ce contexte d’un mouvement, d’une mobilité interne, et donc, d’une transformation intérieure par le vide, et d’un déplacement symbolique des valeurs autobiographiques, c’est-à-dire littérale du récit de la vie de Qayin, vers son épuration et son évidement, afin que là où Qayin est Dieu soit, c’est par ainsi que le temple de Qayin, sa terre, son corps propre, se fait la maison du divin, en d’autres termes, Qayin réalise son féminin : ‘Hawa, dont il forme le masculin. La raison vivante est et demeure vagabonde, non pas errante au sens littérale du terme, mais vacante, au sens fondamental.[11]

À Nod (Noun Waw Daleth) Qayin devient nid (Noun Yod Daleth), dans l’errance il découvre le cœur du divin : sa main et la conjonction avec le divin, voire, l’union mystique, est symbolisée par l’apparition de ce Yod qui remplace le Waw, car si le point unit, la conjonction elle demeure dans l’ordre de la séparation induit par le cheminement en soi, ainsi, où Nod unit le désuni, nid vient montrer l’union en soi, et cette union permet à Qayin de devenir bâtisseur de ville, mais dans la tradition hébraïque, le bâtisseur est le fils de Dieu, et ce que bâtit le fils est Dieu en soi.[12]

Ainsi la ville devient le nom même du divin, ‘Hanock, fils et ange en même temps, mais surtout cet espace libre et stable où le divin peut être d’une manière pérenne. Qayin représentera alors d’une manière symbolique un tsimtsoum humain : le voile opéré par le divin afin que nous soyons implique que l’humain lève le voile du retrait afin que le divin puisse habiter en son lieu où il est être. C’est la main du divin qui permet d’opérer ce passage entre la réalisation du Noun final et la porte de dieu figuré par la lettre Dhalèth. L’humain doit donc se retirer de soi afin de se laisser pénétrer par la lumière divine peu à peu. C’est sans doute pourquoi Qayin dit à Hachem qu’il se voilera de ses faces. (Genèse 4.14)

Ce que représente Qayin est donc bien aussi l’éveil dans le monde, à l’encontre de toute pensée qui voudrait que l’être en voie d’éveil se retire du monde afin de réaliser Dieu : ce n’est pas le désert extérieur qui fait la qualité de l’éveil mais sa qualité intérieure, source de toutes les errances, le désert intérieur est la source même qui nourrit le divin dans l’humain.

Mais l’homonymie entre l’ange et la ville manifeste aussi une chose qui demeure secrète dans la Torah, la capacité du vivant de devenir en soi ange, c’est-à-dire messager du divin par la réalisation du divin en soi. Faire de soi un désert intérieur citadin, c’est donner à Dieu l’occasion de grandir en soi. Bâtir une ville en terre d’errance, c’est donc se bâtir soi même comme terre stable en Dieu.

La ville est cette représentation symbolique de l’espace libre d’être, d’abîme et de vie et d’où vient la sagesse divine. Et si la sagesse vient du néant, qui ne soit ni être, ni abîme, ni vie, comme il est dit en Job (28.20), on demeure sans connaître sa valeur, ni son lieu, mais l’on sait qu’elle est le lieu même du discernement entre le bien et le mal. Et Qayin est justement la représentation du mal au sens littéral, tandis qu’au sens fondamental, il revêtira le vêtement de la sagesse divine, il ne réalise donc pas seulement l’être divin, il réalise aussi le vide divin, pour bâtir ce lieu même du discernement qui trouvera les traits de son fils et de sa ville, qui, au-delà de l’union mystique, se fait conscience et maintenant vivant et lieu même du retour à la vie où et quand la vie est dieu. Là est le retour de l’humain errant dans le cœur et la sagesse de Dieu.

 



[1] Midrash Rabba, Béréchit 23.4, Tome I, Les dix paroles, Verdier, 1987, p.263

[2] L’alphabet hébreu et ses symboles, Georges Lahy, Editions Lahy, Paris, 2010, p.198.

[3] Ibidem, p. 199

[4] Ibid.p.200

[5] Sur la question de Qayin et Hevel en tant que représentants de ‘Hawa et sur la raison vivante et l’acquisition, je renvoie à l’ouvrage Poétique de la raison biblique, Anne Laure Guichard, Chemins de pensée, Ovadia, Nice, 2016, p 75-83 et 188-204.

[6] L’alphabet hébreu et ses symboles, op.cité, p.165

[7] Ibidem, p.165

[8] Ibid., p.166

[9] Ibid., p.134

[10] Ibid.

[11] Soit secret, soit le sens propre dégagé par l’étude kabbalistique des termes.

[12] Voir Rabbi Hayyim de Volozyne, L’âme de la vie, où il est dit : « ne comprends pas les fils, mais les bâtisseurs. »

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