Extrait de Cogito e®go (ne)sum, livre inédit.
La notion de davar
L’Occident nous a
accoutumés à ne considérer le langage que dans sa dimension rationnelle,
arbitraire et consensuelle, à la suite d’une longue tradition de mise à la
raison qui a d’une part porté la philosophie vers une action intellectuelle
concrète de se saisir du réel par le concept approprié, et d’autre part, poussé
ce même langage à devenir totalement étranger et distinct de sa sagesse
sous-jacente qu’on lui attribuait auparavant, et à sa magie, que l’on s’est
ingénié à refouler loin dans l’inconscient, mais qui est revenu sous une forme
imagée donner du sens à un réel par trop déspiritualisé et concrètement assujetti
à une matérialité rationnelle et à une logique expurgée de tout mystère.
Dans ce contexte
peu favorable, les langues occidentales redoublèrent de génie pour venir rendre
au réel et à l’invisible leurs lettres de noblesse en usant et en créant du
langage signifiant et renvoyant implicitement à un registre sémantique où
l’esprit, la matière et le langage étaient profondément liés et relevaient d’un
même référentiel, où matière et langage étaient significativement intriqués
l’un dans l’autre, nous pourrions parler du langage
des oiseaux, locution issue et empruntée au Coran (Sourate 27-16), pour
rendre compte de la magie dont le langage est habité, et la manière dont le
langage nous agit, malgré notre volonté.
Cette résurgence
d’un savoir ancien et occulté voire refoulé, que l’on trouve visible dans le
langage imagé de l’argot ou de la médecine, manifeste les liens qui unissent
comme un même ensemble matière conscience et langage. Alors, la conscience
devient le lien qui matérialise l’immatériel, et qui immatérialise la matière,
et le langage serait comme le trait d’union qui matérialise l’esprit, et rend
signifiant le corps, à travers toutes les langues, qu’elles soient considérées
comme sacrées ou profanes, mortes ou vivantes. Si certaines langues sont considérées
comme sacrées, c’est bien qu’elles envisagent le langage dans sa dimension méta ta phusica, au-delà et au cœur des
processus physiques, et qu’elles sont entièrement imprégnées de cette
intrication du langage dans la matière et la conscience.
Ces langues ont
conservé intacte cette loi du Réel qui veut que le mot et la chose, le langage
et la matière, l’idée et l’image, renvoient à une même essence, à une même
substance, à un même concept, à une même chose, et en tous cas, à un même sens.
Le sanskrit, l’hébreu, le japonais, et bien d’autres, toutes ces langues sont
fondées sur ce caractère sacré et magique, (mais la magie n’est rien d’autre
que ce que l’on ne sait pas expliquer : notre ignorance même), qui est
porteur d’une sagesse intuitive et non représentative du réel et de son lien
avec ce langage et la conscience qui, pour une part, le nomme et, pour une
autre part, le fait être tel.
Dans la langue
hébraïque, le mot qui signifie chose,
mais aussi parole et mot est un seul et même terme que l’on dit
davar. Le davar, et il se produit la même chose dans la langue japonaise,
désigne et le mot, et la chose, et la parole, indifféremment, stipulant ainsi
que les trois sont intimement liés, et participent à une même essence, et
renvoient à une même réalité, ou concept. Ce qui unit alors la chair et le
concept, l’idée et la chose, la conscience et le corps, c’est le langage, comme
un seul ensemble doué de sens, c’est l’information. [1]
Le mot davar signifie dans le même temps,
parole, chose certes, mais aussi loi, ordre, commandement, il renvoie donc à ce
qui forme et forge le réel à travers le langage. Mais il signifie aussi
anéantir, mettre au non être, ce qui renvoie l’Être du côté du néant, quand on
sait que l’Être dans la tradition hébraïque renvoie déjà au vide, via le retrait (tsimtsoum), qui est le se
retirer du divin pour permettre à l’Être d’exister, cela suppose donc une
identité de sens de l’Être, du vide et du néant. Mais le davar signifie aussi une action, une déduction, une vérité, il n’a
donc pas seulement une fonction logique d’interprétation des textes sacrés, et
du réel, il est aussi acteur du réel.
Il désigne aussi
la signification, le fait de parler ou de mentir, médire, soit mal dire
(maladie), il dénote tout autant la destruction, que la victoire, ou la
maîtrise, et peut annoncer aussi bien les dix paroles pour vivre ensemble, qui
sont les prémisses du droit international, que les fausses paroles de Babel qui
fut détruite et anéantie par son propre mal usage du langage. Il implique aussi
la notion de discours, vrai ou futile.[2]
Tous ces renvois
sémantiques induisent l’idée d’un transfert, entre les mots et les choses,
ainsi que la conscience, davar est
aussi le conducteur de radeau, qui transporte les mots et les choses d’un sens
à l’autre, d’une réalité à l’autre, et en tant que conducteur, il est
décisionnaire ou autant qu’exécutant, il est guide et action dans le même
temps. Cette notion de transfert est essentielle dans l’ordre de la psychologie
des profondeurs comme nous le verrons par la suite.
Ce transfert
stipule que le mot et la chose vivent et se font être, ensemble, dans et pour
une conscience et il montre le lien évident qui est fait par la langue
hébraïque entre le langage, le réel, et la conscience ; tant en termes
d’interprétation du sens donné, qu’en termes de co-création de ce qui est ou
même n’existe pas.
C’est une
fonction, le caractère créateur, poïétique du langage, que le poème et la
poésie connaissent bien.[3]
Le poème est le lieu de la poésie, et la poésie est le lieu du poïen, de la fabrique et du faire être
le réel : le lieu où le langage fabrique le réel à partir du Réel qui le
fait être, à travers les langues, diverses et variées, que nous connaissons.
Ici se love la magie du réel et du langage pour la conscience, à travers
laquelle ils se déploient et qu’ils fabriquent aussi dans le même temps. Il y a
entre-fabrication du réel, du langage et de la conscience dans la poésie, et
cela réfère immédiatement à une connaissance ancestrale, que l’humanité a sur
soi, sur son langage et sur le réel, et qu’exprime adéquatement cette notion de
davar, en tant que principe poïétique
qui rend possible la manifestation du réel, sous sa forme consciente, réelle et
parlée, mue par le langage. Ce principe poïétique d’entre-fabrication du réel
articule le transfert sous les formes du transport, du parlêtre, et du
signifiant, résumant à lui seul toute notre compréhension, et notre
appréhension des liens et des franges d’interférences entre langage, réel et
conscience.
Une notion fondamentale de la spiritualité hébraïque
Si la
spiritualité hébraïque se fonde pour une large part sur cette notion de davar ; de laquelle découlent de
nombreux autres concepts, c’est parce qu’elle est fondamentale pour comprendre
l’organisation divine selon le judaïsme. Elle fait, en effet, intervenir une
forme de langage, qu’aujourd’hui nous dirions non local, pour expliquer la
formation du monde, son agencement, et la formation du divin dans le même
mouvement, sa structure, en esprit comme en matière.
Qu’est-ce que le
langage ? C’est une information qui vient donner sa forme et sa fonction à
une chose, par forme et fonction, il ne faut pas entendre que le langage est
l’essence même de la matière, bien qu’il s’agisse bien de cela en partie, mais
que le langage, l’idée, le son, l’information donc, participe de la même
essence que la chose, l’image, la lumière, la matière qu’il nomme et, en la
nommant, fait être par son information.
L’humain
lui-même avait oublié que le langage était créateur, que l’information était
créatrice, donc, et que la matière ne devait sa forme et sa fonction qu’à ce
dernier, même si la plupart du temps, il est assujetti à la non localité, et qu’il
est, dans la sphère consciente, inconscient. Nulle personne n’a le corps
qu’elle a par hasard, la forme du corps informe sur l’inconscient de la
personne, elle ne dit pas simplement qui est la personne mais ce qu’elle
traverse et agit, et toute sa beauté singulière tient là, mais aussi là où et
ce qu’elle souffre : le corps n’est rien d’autre que la forme[4]
pensée et pensante de la conscience dans son ensemble, c'est-à-dire son
essence, son être non conscientisé, mais manifesté, le corps, la matière donc,
comme le langage de la conscience non locale manifestée localement.
Lorsqu’en Genèse 1.3, Yhwh dit yéhi
or vayéhi or, sera lumière, il invente dans le même
temps la lumière or, mais avant cela
l’être à venir, et encore avant cela le langage qui les fait être tout deux ici
et maintenant : c’est une lumière.
Sera et c’est sont donc synonymes. Tout est donné dans le même mouvement,
seul et unique, et tripartite, puisque la lumière, c’est la matière, c’est le
Réel, ou plutôt, le Réel est l’intrication du langage, de la matière ou lumière
et de l’être, mais aussi de la conscience qui les observe et les agit dans la
même parole.
Dans la
tradition hébraïque, le monde est donc créé par du langage, ce n’est pas la
lumière mais le mot pour la dire qui fut créé en premier, et le mot était la
chose même, soit la matière. Mais l’épisode de la Tour de Babel vient montrer
comment ce langage où le mot est la chose même est affaibli, et non corrompu,
au niveau de la conscience humaine, où le mot n’est pas la chose mais renvoie à
une même chose, ou concept. Le langage divin se cache dans les langues et le
langage humain que l’humanité a créés. De cette occultation naît le caractère
magique accordé au langage et à certaines formules de langage.
Les langues
dites sacrées sont des langues qui ont gardé intacte la mémoire de cette aspect
poïétique du langage. Le terme de sacré vient rendre manifeste que, pour ces
langues et ces peuples, la langue renvoie toujours et implique mais aussi
contient cette composante créatrice du langage, divin pour les uns, archaïque
pour les autres. Le sacré dans la langue vient donc nommer le moment et le lieu
où la langue se fait elle-même créatrice de réalité, ou de phénomènes.
Ce caractère
poïétique du langage, qu’est-ce ? Nous pourrions dire qu’il y a caractère
créateur du langage partout où ce langage vient faire être du réel ou de la
conscience depuis le Réel, qui lui demeure toujours voilé. Il y a langage
créateur partout où la conscience, via
ce langage, transforme le Réel en Réalité puis en apparences, en phénomènes, c’est-à-dire
transforme l’être en existence.
La manifestation
est conçue selon trois formes qui lui donneraient sa dimension pleine : le
Réel, non local, qui contient tout et n’est perceptible en tant que tel nulle
part, et, donc, est mais n’existe pas comme tel ; la Réalité, semi locale,
qui est et existe dans une certaine mesure selon l’observation qui en est
faite, et les apparences ou les phénomènes, locaux, qui sont presque la seule
et unique chose que nous pouvons saisir de la Réalité, notre interprétation
même, et qui ne sont pas uniquement la manière dont nous comprenons le Réel et
la Réalité, mais la manière dont nous les faisons être depuis notre référentiel
humain, en fonction des structures, dynamiques et économies qui forment nos
processus mêmes de conscientisation.
Alors, qu’est-ce
que l’observation qui fait exister le Réel comme Réalité et phénomènes ?
C’est le résultat de l’engagement du langage, de l’être et de la conscience
dans un même mouvement d’interférences et de transferts où chacun devient ce
qu’il est et crée tout en étant co-créé par ce avec quoi il entre en
relation : s’il est certain que l’observateur transforme la chose
observée, il est aussi certain l’inverse, la chose observée transforme son
observateur.
Le davar, le lieu et le temps, mais lieu,
espace donc, et temps sont les deux modalités d’être de la présence en fonction
de la manière dont nous observons cette présence, telle observation fera de la
présence un espace, et telle autre observation en fera du temps, le lieu et le
temps, donc, où le mot est la chose renvoie à une même essence, le davar donc, est créateur en ce sens,
parce qu’il nomme le caractère créateur de l’observation : non seulement
le langage fait exister ce Réel, sous une forme réelle, qui le fait être et
exister, mais le langage est directement lié au sens de la chose qu’il fait
exister comme chose, et chose sensée. La présence du davar, son lieu d’être et sa temporalité est donc en même au cœur
du Réel comme sa production propre et comme ce qui réalifie et phénoménalise ce
Réel.
L’occident a
très tôt mis de côté ce caractère poïétique du langage, qui fut rejeté parce
qu’irrationnel ou plus exactement considéré comme étant hors raison humaine, et
réduit à une forme consensuelle et arbitraire selon laquelle nulle relation, et
nul lien ou interférence entre le mot et la chose qu’il désigne, stipulant
ainsi que la coexistence du mot et de la chose ne légitime rien d’essentiel
mais au contraire est arbitrairement décidé et déterminé, ce qui est juste,
mais selon quels critères inconscients ? C’est ce que l’on nomme le
langage sous sa forme locale, classique et véhiculaire.
Mais le langage
travaille la langue, y compris à son insu, et il demeure certain qu’entre un
mot et une chose, il y a plus de lien que ce que nous avions voulu
croire : ce qu’ils partagent est moins une identité logique, ou ontique,
comme nous le concevons pour le langage divin, ce qu’ils partagent, à notre
niveau, est une congruence de sens.
Pour reprendre
l’exemple de Hevel, c’est-à-dire le personnage biblique d’Abel, dont j’ai déjà eu
l’occasion de parler,[5]
que le texte hébreu écrit Havèl identique au nom Havèl, la buée, que l’on
retrouve en Qohélèt 1.2
où il est dit : Buée de buée, tout
est buée. Ainsi, le personnage Abel et la buée sont reliés par une même
essence à laquelle ils renvoient, et qui est l’impermanence du monde et des
êtres. Le concept d’impermanence est donc ce qui relie le mot à la chose et à
l’être vivant, la conscience. Havèl était donc voué à la disparition dès sa
conception, dès sa nomination, il est dit buée, c’en est à se demander s’il existe
vraiment où s’il forme la part impermanente de Qayin qui lui-même représente
l’acquisition, la force spirituelle pérenne. Tout est buée, y compris le mot,
la chose, et la conscience, et c’est ainsi que nous nous manifestons :
buée, apparition disparaissante et pure phénoménalité.
Pourtant Qayin,
dérivé du terme hébreu qui signifie acquérir, qanithi, j’ai acquis (j’ai
acquis un homme avec Yhwh dit ‘Hawa en Genèse
4.1), semble venir contrarier cette impermanence qui
fonde l’essence humaine par l’acquisition de la connaissance, mais signifie en
réalité « j’ai acquis avec Yhwh la compréhension de l’impermanence du
monde comme une acquisition pérenne de l’esprit, une force spirituelle, qui
forme mon aspect masculin pleinement réalisé », dirait ‘Hawa, signifiant
par là qu’elle a acquis l’impermanence pérenne du monde avec Yhwh, comme son
éveil propre, sa génération (ses fils) semblant bien plus spirituelle que
réellement organique, cela montre que le couple Qayin/Abel forme la
manifestation de la fonction réalisatrice de la forme ‘Hawa : elle
acquiert la sagesse de la réalisation spirituelle par l’acquisition d’une
raison vivante vouée à l’impermanence. En d’autres termes, du point de vue de
l’esprit, c’est l’éveil spirituel selon ‘Hawa qui est noté ici, d’emblée et qui
servira de modèle à la réalisation plus longue et hasardeuse d’Adam.
Là, le langage
joue à plusieurs niveaux : les enfantements de ‘Hawa sont nommés
acquisition et impermanence et forment l’essence même du personnage/concept
‘Hawa, qui signifie aussi raison vivante,
soit l’avènement du rationnel dans le processus poïétique du monde. Ces
enfantements sont donc plus conceptuels qu’organiques et manifestent la
réalisation spirituelle de ‘Hawa, dès le commencement de l’histoire de la femme
et du féminin, car Havèl contient dans son impermanence même ce caractère
poïétique itérable et réitéré en chaque instant, comme présence.
Cette
réalisation consiste en la conscience rationnelle que ce qui est fondé par
l’intrication du langage, de l’être et de la conscience selon un principe de
transfert qui sera localisé ou non, selon la nature même de ce transfert, est
en réalité la plénitude du Réel qui ne se manifeste que comme Réalité et
apparences, phénomènes, impermanentes mais pérennes en leur impermanence. Ni le
langage, ni l’être, ni la conscience ne sont figés et formés une fois pour
toutes, ils se meuvent, se font et se défont, s’entre-créent les uns les autres
en une intrication constante, laissant apparaître et disparaître le phénomène
au gré de l’observation qui en est faite, ou non.
Le concept de davar rend compte de cette intrication
du langage, de l’être et de la conscience, c’est par ainsi qu’il structure le
monde que nous percevons. Mais cette structure sera organique plutôt que
systématique : elle est mobile, changeante, flexible, s’adapte aux
diverses langues et se transforme au gré de la manière dont ils vont faire être
le réel à partir du Réel, en un ordre qui ne sera jamais clos sur lui-même.
Cette
organisation ouverte et éphémère est le davar
en tant que principe poïétique qui entre-fonde ses trois aspects en faisant
exister les conditions de possibilité de l’existence de ces mêmes aspects
chacun en soi, ce qui place la Réalité dans la nécessité d’être comprise comme
une anomalité propre : l’ordre ici est semi local, et donc non fondé sur
des normes de la réalité newtonienne ou classique, locale et déterminée.
Ainsi les
apparences, la phénoménalité du monde que nous percevons, que nous vivons et
qui rendent manifeste cette Réalité sont une interprétation localisée et
normalisée de la Réalité, qui, elle-même, est la manifestation transférentielle
d’un Réel non existant par essence, autrement que manifesté dans cette Réalité
sous-jacente par le jeu des transferts entre ses trois aspects propres :
le langage, l’être et la conscience.
Dans le jeu
entre les apparences (les phénomènes), la Réalité relative et semi locale, et
le Réel, absolu et non local, se jouent ces transferts qui viennent rendre
intelligibles et les phénomènes qui sont notre interprétation de la Réalité, et
la structure, matière, information, conscience qui viennent rendre ces
apparences possibles. Ces transferts forment les intrications elles-mêmes.
Nous créons
notre réalité apparente lorsque nous interprétons les transferts de la Réalité
semi locale qui manifestent le Réel. Notre interprétation contraint donc cette
Réalité à se rendre manifeste selon nos normes, nos référentiels et nos prismes
de compréhension, qui en forge l’apparence que nous constatons exister, et dont
nous sommes réellement l’auteur. Toute interprétation de la Réalité est donc ce
sur quoi nous fondons notre identité propre, notre histoire, une fiction, et
notre vivre ensemble.
Sur le plan de
la Réalité et du Réel, les phénomènes n’existent pas, mais au niveau des
apparences, c’est le Réel qui n’existe pas, et la Réalité qui n’existe que
lorsqu’elle vient se signifier elle-même dans le jeu de transferts entre le
langage, l’être et la conscience. D’un point de vue spirituel, ce n’est que
lorsque nous ne créons plus d’apparences à la Réalité, soit lorsque nous n’en
créons plus aucune interprétation, que nous pouvons nous dire éveillés,
réalisés.
Mais pour le
commun des mortels, le règne des phénomènes, régi par un davar voilé, souvent encore trop ignoré, durant une longue période,
et sous-estimé comme tel, selon l’autorité d’exigences de scientificité
aliénées à une idée faussée de la rationalité qui a gouverné l’Occident pendant
toute la période moderne et contemporaine, et se réouvre aujourd’hui à une
compréhension plus fine et plus complète de la Réalité. Pour le commun des
mortels, cependant, toujours l’interprétation du Réel qui forge les phénomènes
que nous observons d’une manière classique.
Davar et psychologie
des profondeurs
Si l’on voulait
formaliser visuellement ce principe poïétique du davar, les intrications ou transferts de langage, être et
conscience, et la structure du Réel, l’on pourrait les présenter sous cette
forme :
La structure du
Réel implique une intrication du langage, de l’être et de la conscience au
niveau non local, c’est-à-dire qu’ils sont imperceptibles et inappréhensibles.
La Réalité, la manière dont le Réel se rend manifeste, est composée de trois
types de transferts. Le premier est le parlêtre,
conçu de manière non pathologique, comme l’intrication entre le langage, sous
sa forme parlée, sonore, et l’être. Le second est le transport, comme l’intrication de la conscience et de l’être, que
l’on conçoit habituellement selon la notion de transfert, selon la terminologie de Freud, mais que l’on nommera
ici transport pour préserver au transfert sa plurivocité propre. Le troisième
est le signifiant, en tant
qu’intrication du langage et de la conscience.
L’ensemble de
ces intrications et transferts forment ce que nous connaissons à notre échelle
déterminée et classique : les apparences, les phénomènes que la tradition
orientale nomme l’illusion, mais qui serait bien plutôt l’allusion au Réel dans
le phénomène, et qui est une fabrication de la réalité que nous connaissons par
un ensemble de principes d’interprétations qui peuvent être tout aussi bien
sensibles que conceptuels, et qui co-créent les phénomènes que nous vivons sur
le mode d’un consensus, et bien qu’en réalité, ce consensus n’existe qu’au
niveau global, et non individuel.
Cette apparence
que nous vivons n’est pas illusoire, elle n’est tout simplement pas le reflet
du Réel ou de la Réalité, mais elle est tout simplement la seule et unique
manière qu’a le Réel de se rendre manifeste selon nous, notre référentiel
humain, et cette unique manière est en soi infinie, selon tout mode
d’observation différent du nôtre. Ce n’est donc pas non plus une illusion,
notre conscience ordinaire ne pourrait pas vivre un autre mode de réalisation
du Réel.
C’est une
manifestation, une apparition disparaissante. Les apparences, sous la forme des
phénomènes que nous observons et co-créons, font être le Réel sous telle forme
de l’exister, le rendent réel, et réalifié par une conscience dans les franges
d’interférences qu’elle partage avec le langage et l’être, au cœur même de ce
que nous nommons Réel. C’est ainsi que le davar
structure organiquement le Réel, selon ses trois formes de transferts.
L’intrication,
ces trois formes de transferts, soit l’intrication des diverses composantes du
Réel, permet la conscience ordinaire, et permet à cette conscience ordinaire
d’appréhender le Réel sous une forme localisée, et permet aussi l’appréhension
de la conscience non locale dans ces franges d’interférences induites par les
transferts : l’éveil ne consiste pas à autre chose qu’à réaliser cette
conscience non locale de manière manifestée.
Ce que nous
nommons l’ego est donc le lieu de la
conscience ordinaire où elle a été sidérée, figée, c’est-à-dire là où du
transfert a été corrompu. Cette intrication multiple régie par le principe
poïétique d’entre-fabrication du réel est le lieu du soi relatif semi local, et
du moi localisé et renvoie au soi absolu non local.
Le transport, le
parlêtre et le langage, sont les trois modalités selon lesquelles viennent à
être formées les dynamiques psychiques, spirituelles et émotionnelles de la
personne qui se reconnaît dans ce soi qui exprime quelque chose du Réel et qui
y donne sens et manifestation dans le même temps.
Le principe
poïétique qui régit ces transferts fonde et entre-forge le langage, l’être et
la conscience afin que là où le Réel n’est pas, la Réalité soit et les
phénomènes existent et se manifestent comme un ensemble ordonné et sensé.
Lorsque le davar est corrompu, la
maladie apparaît. La maladie est donc un ensemble inaliénable de sens et de
matière, liée à l’intrication du langage, de l’être et de la conscience qu’elle
manifeste.
Il y a deux
types de pathologies pour chaque type de transfert, selon que l’on se situe,
dans l’intrication, du côté de l’un ou l’autre des deux termes du transfert
considéré. Les pathologies du parlêtre vont rassembler d’une part les
pathologies instaurée par la corruption de son propre langage, de sa propre
parole, mais la parole est aussi une chose, du côté du langage, et d’autre part
les pathologies liées à la corruption induite par la parole de l’autre, en tant
qu’elle nous affecte pathologiquement, lorsque nos « frontières » ne
sont pas bien délimitées et que notre identité psychique s’avère défaillante,
ou non suffisamment élaborée et assurée en soi du côté de l’être. Ici ce seront
les maladies dites psychosomatiques liées au langage et à l’être intriqués.
Les pathologies
du signifiant seront toutes les maladies liées à la conscience et au langage
intriqués. Du côté de la conscience, ce seront les maladies psychiques dont la
forme la plus grave sera issue d’une sidération totale de la conscience par un
ou plusieurs traumas : la psychose, qui forme une vraie pulsion de vie
face à une impasse du sens et du davar.
Du côté du langage, ce sera l’autisme. Les pathologies du transport seront
toutes les névroses, côté conscience et les perversions, côté être. La
conscience sidérée seulement en partie par le trauma provoquera ce type de
maladies, issues de l’intrication de la conscience et de l’être.
Dans ce cadre,
la perversion forme une contrefaçon de la réalité, par une conscience aliénée à
une fiction de soi et du Réel suffisamment bonne pour préserver de
l’effondrement psychique. C’est l’être qui est figé, sidéré par un trauma, et
cette sidération partielle de l’être se répercute sur la conscience par le
transport d’une fiction de soi du champ de l’être au champ de la conscience. La
version que l’on donne de soi, pour soi, est donc une falsification de l’être
par la conscience. Cette nouvelle version, cette version-pour-une-autre, que
crée la conscience sidérée par son trauma est déplacée sur l’autre, l’être
donc, dont l’existence même met en danger la légitimité de cette version de soi
du moi.
Où le parlêtre
est un transfert d’information, le signifiant est un transfert de sens, et le
transport est un transfert de forme, dans lequel s’inclut le déplacement. Les
transferts de parlêtre, signifiant, et transport, entre mot et mot
(langage/conscience), mot et chose (langage/être) et chose et chose
(être/conscience) sont concomitants et se produisent dans un même ensemble. La
transportation que Freud nommait le transfert, recueille toutes les formes possibles
de transports à une personne, à un rêve, à un objet, une fiction de soi,
élaborée ou non psychanalytiquement, et à l’autre, de manière non exhaustive.
La perversion
est ainsi le transfert inconscient de la responsabilité du trauma sur l’autre
et la manipulation ou la destruction d’un autre correspond à un transfert de
forme entre soi et l’autre. Détruire l’autre, pour ne pas l’être soi-même,
c’est nier que la destruction de soi a déjà eu lieu, le transfert de fiction de
la perversion est donc un transfert de forme.
De la même
manière, le déplacement du rêve est un transfert de forme, mais une chose
demeure : sans la participation de ces trois types de transferts ensemble,
le processus de guérison, qui est un processus de transformation, n’aura pas
lieu. La guérison ne vient pas par surcroît, elle advient lorsque l’information
non locale, semi locale et locale retrouvent une harmonieuse correspondance,
lorsque le davar cesse d’être
corrompu, et lorsque sont restaurés, dans leur être même, et dans leurs
relations même, la forme, l’information et le sens, soit l’être, le langage, et
la conscience.
Les psychoses
sont une altération de l’intrication langage et conscience. Quand le langage
est corrompu par le trauma, la conscience s’en voit altérée et les maladies
psychiques apparaissent. Si le langage est restauré, les maladies psychiques
auront tendance à disparaître ou à s’estomper, s’équilibrer. Le trauma ôte et
anéantit les mots pour le dire, sans mot, le silence de la conscience aliénée, parce
que la chose qui n’est pas nommée n’est plus chose mais rien, et n’existe
presque plus et ne trouve plus ni sens, ni information, ni forme, et demeure
comme un koan pour la conscience, qui
devient rapidement une impasse en soi. Parce que sans le langage, le réel n’est
plus que Réel, sans support matériel. Cette perte de langage, sa corruption
donc, aliène le support matériel de la conscience, qui se manifeste sous la
forme de l’exister.
L’autisme est une
impasse non définitive du transfert entre la conscience et le langage,
relativement à l’être : tout fonctionne, mais sans presque de lien à
l’être, la conscience n’est pas externalisée comme interface au monde. Ce
transfert peut être rétabli dans son lien à l’être. La conscience de l’autre et
l’être forment problèmes parce qu’ils sont conçus comme altérant la conscience
de soi. Le trauma originel n’est pas conscientisé comme trauma, il a seulement
sidéré la conscience en toutes choses, et aliéné le transfert
langage/conscience dans un vase clos d’où l’être est exclu, donc, contrairement
à la psychose, c’est le lien au monde, à l’être, qui a été figé et gelé, parce
que la conscience a été enclose dans le transfert langage/conscience. En
d’autres termes, dans l’autisme, c’est le transfert signifiant qui forme un
transfert exclusif de tous les autres transferts qui rendent possibles
l’existence de la conscience dans l’être.
Le signifiant
est en soi ce qui donne sens, il ne suffit pas qu’il soit entendu, il faut
aussi qu’il résonne en soi, parce qu’il est non transitif et qu’il est fonction
du référentiel de chacun, il doit résonner dans ce référentiel pour être
signifiant. Cette résonnance du signifiant implique qu’il y ait deux catégories
au moins de signifiant, l’un sera universel, humain, l’autre sera relatif,
individuel. Par exemple, le « cancer » est un signifiant universel
dans la langue française, lorsqu’il est entendu en tant que « quand
serf », c’est-à-dire lorsqu’il vient signifier une servitude ou un
asservissement, qui est comme une aliénation de soi au point qu’une impasse se
fait jour dans le psychisme, à quoi répond une pulsion de mort, qui viendra
programmer un suicide cellulaire, ou une attaque de soi par un soi altéré en
soi, selon le schéma de l’impasse impliquée, qui ne sera mortel que si le corps
inconscient considère cette servitude aliénante comme étant réellement sans
issue.
On peut comprendre
par contraste que la folie est la réponse d’une pulsion de vie, qui ignorera la
réponse possible de la pulsion de mort face à la même impasse, réponse
d’évasion psychique, mais solution d’une pulsion de vie tout de même. Par
contre, le cancer sera un signifiant local et relatif quand il sera entendu et
compris comme « quand sert », parce que le service rendu par le
cancer n’est valide que pour le nombre restreint de personnes qui s’en
soucieront et en qui ce service rendu par la maladie résonnera, ce service
rendu ne fera cependant pas sens pour l’ensemble de l’humanité, la servitude
si. Le cancer ne sert pas, il signifie, il fait signe vers une servitude
patente qui a conduit à une impasse psychique que le corps ne sait pas traiter
autrement qu’en manifestant l’aliénation par de l’autre et en faisant signe
vers la mort subséquente ressentie de la personne, il manifeste le se sentir
mourir que ressent la personne face à son impasse et sa servitude. L’autre
pouvant n’être pas une autre personne.
Le cancer est
utile en tant que langage de l’inconscient comme signe, mais non comme sens, le
signe est local, le sens est universel, mais la signification pour soi sera
toujours singulière à une personne précise. La maladie fait signe vers le
problème d’un sens qu’elle n’est pas à proprement parler, sinon la guérison
demeurerait impossible mais sens qu’elle fait exister et dont la guérison
manifeste que le sens qu’elle signalait a bien été réparé. Et c’est la guérison,
c’est-à-dire la réparation du sens et de l’information, qui garantit la
guérison formelle du corps.
Dans un tout
autre registre, l’escabeau de Lacan sera un signifiant local et non universel.
On peut dire esse cas beau, Hesse cas beau, ce qui revient au même,
mais aussi est-ce cabot ?, ou est-ce cas beau ? ou et ce cabot, ou et ce cas beau, mais ce signifiant n’est utile que pour celui qui
l’utilise pour la démonstration dont il besoin, il est utile dans une logique
du sens, mais non de l’être, et le signifiant universel ne l’est qu’à aussi
engager l’être dans son champ de résonnance.
Il en irait de
même pour le terme sanskrit, que l’on
pourra entendre sens crie, si la
personne en qui cela résonne à un problème de sens qui crie, d’une crise du
sens ; mais il pourra signifier aussi et à l’inverse sans ce cri, si le sens ne fait pas souffrance chez la personne en
qui résonne ce signifiant. Il y aura donc du cri ou non, selon que la personne
souffre ou non, là, nous sommes en présence d’un signifiant local, parce qu’un
signifiant universel doit être signifiant pour l’ensemble de l’humanité, dans
le langage, au-delà, et à travers toutes les langues, même en l’absence d’un
consensus sonore.
Le parlêtre
ouvre la parole et la pensée à la magie du monde qui nous agit et que nous
agissons. Quand le langage agit sur l’être, ou sur le corps, la matière, on
dira que le parlêtre est corrompu quand notre propre parole ou celle de l’autre
génèrera de la maladie, c’es-à-dire corrompra l’harmonie poïétique du davar, et lorsque, de créateur, il
devient jouissance et obsessivité ou rejet et déni de son caractère aussi non
créateur, autant que créateur.
En d’autres
termes, où le langage, l’être et la conscience s’entre-créent et où les
transferts se joignent de manière localisée, le davar corrompu dans ces transferts va mal parler l’être, la
conscience et le langage va se faire maladie dans l’être via la langue que traverse ce langage, et qui est la version étante
du langage, dans le corps qui forme la matérialité de l’être. Le parlêtre,
comme type de transfert, sera le lieu de la corruption et du langage et de
l’être.
Le Réel comme pure conscience/langage/être absolu
La conscience ordinaire ne connaît que deux autres types de consciences, et ignore encore les autres schèmes de conscience qui la séparent de la conscience témoin de l’éveil. Or, les sept degrés de réalisation spirituelle se fondent sur sept couches de conscience qui sont autant de voiles de la conscience, c’est la raison pour laquelle on parle d’approfondir la conscience de soi, en levant ces voiles les uns après les autres, couches que l’on pourrait désigner ainsi :
3 Inconscient, ça, cela
4 Métaconscient, subcela
5 Proconscient, protémoin
6 Protoconscient, prototémoin
7 Être Conscience racine, témoin
8 Ontoconscient, témoin ontique
9 Abconscient, témoin absent, protosoi
On retrouve dans
le judaïsme, auquel la psychanalyse doit vraiment beaucoup, cinq degrés de
l’âme qui renvoient d’abord aux six degrés d’existence de l’âme en Neshamah, Néfèsh et Rouah, les
trois degrés de l’être en ‘Hayah et
le vide en Yéhidah. Ces cinq couches
de l’âme dans le judaïsme correspondent aux mêmes distinctions qui sont faites d’autres
manières dans le bouddhisme et l’hindouisme.
Pour établir une
correspondance claire entre ces couches de la conscience et la structure du
Réel, les six premiers degrés renvoient au règne des phénomènes, les trois
degrés suivants au règne de la Réalité, et le dernier degré renvoie au Réel.
Dans cette
perspective, il ne peut y avoir de conscience de soi sans être ni langage,
c’est-à-dire sans forme et sans information. C’est à épurer la conscience de
soi que l’on s’approche de l’éveil. Mais cette conscience de soi est fonction
en même temps du langage et de l’être, l’on peut donc émettre l’hypothèse d’une
compréhension du langage et de l’être, de la même manière, sous la forme de
plusieurs couches, dont nous ne connaîtrions que les couches ordinaires, et
existentielles. Sans davar, point
d’éveil. C’est pourquoi toutes les langues qui ont conservé vif ce davar, quelque soit le nom qu’on lui
donne selon les traditions, sont considérées comme sacrées, parce qu’elles
impliquent un sacrum facere, un faire
être qui implique l’intrication du langage, de l’être et de la conscience selon
un principe poïétique d'entre-fabrication qui rend réel ce que nous vivons et la manière dont nous existons.
[1]
Pour une plus ample
interrogation sur le sens du davar,
en philosophie et en psychanalyse, je renvoie à mon livre Poétique de la raison biblique, Anne Laure Guichard, Éditions Ovadia, Nice, 2016,
p.172-188 et p.228-234, lequel ouvrage se réfère à la littérature essentielle
accessible à ce sujet.
[2] Dictionnaire Hébreu- Français, Larousse/Achiasaf, Paris/Tel Aviv,
2006, p.108-109
[3] Voir Le langage, in L’arc et la lyre, Octavio Paz, Nrf essais, Gallimard, (1956),
2009, p.31-58
[4] Au sens aristotélicien
[5] L’intraduisible et le passage du sens : le langage créateur, Anne Laure Guichard, in La philosophie, la traduction, l’intraduisible, Revue Noésis N°21, Nice, Printemps 2013, p.401-410.
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