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La dernière bataille des Uccello Hommage à l’artiste peintre et homme Claude Panier

Il avait peint ses dernières toiles, elles étaient achevées, sur les murs de son atelier, qui retraçaient sa dernière bataille, celle que l’on livre contre la mort, lorsque l’on a ce désir profond de vivre, malgré ce corps qui nous trahit, malgré le se dire agonisant, et la question, qui fut, toute sa vie, cette bataille, qu’il perdit à la fin, et nous la perdons tous, de quoi était faite son agonie, et de quel mystère souffrait il encore au point d’en quitter son corps, devenu sa grande souffrance, lui qui en avait fait l’élégie toute sa vie ?

Il peignait peut-être inlassablement sa souffrance, sa souffrance à être, une souffrance liée à l’incarnation en soi, comme soi, il recherchait dans le corps des femmes le sens de son corps propre, et jamais ne le trouvait bien longtemps, mais toujours la trace dans la cire venait manifester cet être même, cet être au monde, en souffrance, en attente, en suspens, entre deux lignes de vin posés sur la cire, sa vie, comme une énigme insoutenable, qu’il portait à bout de bras sur la cire, cette matière chère aux philosophes depuis Descartes, qui y voyaient l’image de la chose imprimée dans la cire, son relief, sa raison d’être, et comme toute image est faite d’être et de langage, inscrire l’être et le langage dans la cire même, pour qu’elle ne soit plus le relief de la chose mais son incarnation même.

Entre le corps de la femme, et celui du sacré, cet homme, poussée d’écume éphémère, il aurait aimé je pense n’être qu’une poussée d’écume éphémère, presque évanescente, son eurêka intime, qu’il recherchait dans l’origine du monde, et dans sa fin aussi. Comme Descartes, il avait le goût de la cire, où viennent se loger toutes les empreintes du monde, des plus sacrées aux plus profanes, l’une et l’autre mêlées au sang de pigment, à l’encre noire du pigment.

Il écrivait à travers les mots de l’oubli, sur ses œuvres l’énigme qui le poursuivait comme un non sens, comme une obscure étoile au ciel noir de la nuit, et j’avais dans quelques de ses toiles reconnu mon corps propre, je voyais Claude sans rien me dire prendre la mesure de mon corps, en géomètre, en arpenteur, en archéologue, tentant de faire jaillir de ce corps, de cet arpentage, le sens de la vie qui se dérobait sous ses doigts malgré tout, et malgré lui, malgré moi.

Je l’observais m’observer, mesurant avec la même intensité de concentration que lui l’angle précis où se jouait en moi l’origine de mon monde propre, et mon regard ne l’effrayait pas, nous nous observions l’un l’autre, sans aucune distraction, lui le monde, moi le créateur, et l’inter-être demeurait comme un silence complice de l’observation de l’autre. À même ma chair immatérielle, cet être, ce pays, ce territoire corps où j’étais moi-même comme une étrangère, étrangère en mon propre pays, à même ma chair la création d’un autre corps-peau, à l’image de l’autre, remis à l’être et au langage d’un autre, un autre qui créait en moi un corps que je n’étais pas, et que j’étais tout à la fois dans les franges d’interférence entre lui et moi. Un modèle, étrange destin que d’être, éphémère, forgée de la main de l’autre, et reproduite dans la cire comme en mon essence propre, car on sait que la cire est silencieuse et ne dit rien de son essentialité.

« Savez-vous s’il a pris un modèle ? » Me demanda t’on ingénument, « Non, dis-je, il faudrait le lui demander, il est là ! », répondis-je innocemment, je ne mentais pas même un instant, je savais qu’il n’avait pas pris de modèle, puisqu’il ne m’avait pas demandé d’être modèle, il avait pris mon mode humain d’être au monde, et s’il est unique, il est aussi universel, alors qu’importait la femme, il importait ma pudeur, et je la respectais, et Claude qui m’entendit respecta ma pudeur, et répondit de la même manière sans me mentir, « Non, pas cette fois. » et tout était bien, au silence de l’être. Je demeurais nue dans la cire, invisible aux yeux des autres, sans nom, innommée et intouchable.

Car sait-on si on ne touche pas le corps et l’âme de la femme même qui est derrière la cire lorsque l’on touche une cire de Claude. Il regardait les êtres au plus près de leur âme, et ne se voyait pas lui-même ce faisant, comme un don qu’il aurait eu et qui formait le sens de sa vie qu’il recherchait en vin. Il savait derrière les ruines et les vestiges de chacun lui-même compris, l’âme même, l’être même, le silence même où tout se joue, le fond incessible et ignoré de chacun.

Je me reconnus aussi dans ses écritures, au détour de fleurs posées sur les vases de l’incertitude, comme un dos, mon dos, il fit de moi une œuvre d’art depuis mon dos, sans faire de bruit, ne te reconnais-tu pas ne me disait-il pas, sans certitude aurais-je pu répondre, sans la certitude que ce moi pour lui fut ce moi en soi. Ce serait moi ? Moi pour autrui, moi pour l’autre, et que saurais tu de moi que je ne sache pas, ne lui demandais-je pas, je vois ton dos, n’aurait-il pas dit, ce que de toi tu te caches à toi, mais se cacher de soi est-ce être soi ?

Il savait l’autre que moi dans le moi pour l’autre, je me reconnus dans son regard lorsque son regard me dit, je ne pars pas sans être vivant pour toi, et j’étais là, ouvrant mon cœur pour la première fois, il ne partit pas sans moi. Et tandis qu’il perdait la vie, je perdais mon intégrité sans gravité, j’étais inquiet me disait-il, seul face à mon silence, j’étais morte, lui répondis-je, mais pouvais-je me sentir mourir devant lui qui était agonisant, je ne le savais pas. C’est pourquoi il voulut que je sache l’heure où il se préparait au grand départ.

L’œuvre de Claude ressemble à l’être de Claude : être, là, le lieu même de l’œuvre, entre l’illusion et la matière, entre la pensée et sa chair, la même chose, observée de deux manière différentes, voire divergentes. Une guerre sans fin, et guerre il y eut, où il brisa sa voix, la même guerre, la guerre des Uccello, tous chacun, un, sur la scène de notre théâtre intime, comme un jeu entre soi et je. Ce je qui renvoie à notre soi sans l’être, comme une empreinte dans la cire du monde.

Une scène où tout est perdu d’avance, où il n’y a donc rien à perdre, comme une lumière qui irradie la toile d’Uccello, qui serait l’âme de Claude lui-même, comme si après avoir peint autrui toute sa vie, il avait enfin compris le sens et commencé à se peindre lui. Comme le créateur de lui-même qui se cherchait dans l’encre rouge du raisin. Et là, je ne suis plus mais tu connais le geste, nous dit-il, tu sais le regard, arpenteur de toi-même, et tu sais la fin, l’origine du monde a gagné ma guerre pour moi, et tu sais maintenant être le créateur de toi-même, alors sois, tandis que je ne suis plus là.

Ceci est le testament des Uccello, vêtus du sang et de la lumière de Claude, C’est l’ode qu’il nous donna, et partait, l’ode de l’origine du monde dans la dernière guerre de Claude.

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