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Le juste, des lois, des paroles...

La justice selon les sources juives...

Être c’est être avec l’autre, cela suppose l’éthique, et cela suppose la loi, et notamment dans Exode 20.1-14, les tables de la loi, c’est-à-dire les dix paroles. Dans le texte, il n’est pas question de commandement, mais de paroles liées entre elles. Le mot utilisé pour dire les paroles est kol hadevarim, c’est-à-dire littéralement ‘toutes les paroles’. Mais que ce soit le mot devarim qui soit utilisé montre que l’on a à faire au davar, c’est-à-dire à un langage où mot et chose sont de même nature, et où il y a un transfert de sens entre les 10 paroles qui se répondent entre elles. C’est donc à toute la parole divine que l’on a à faire, c’est-à-dire comme le montre le commentaire de Rachi dans Houmach avec Rachi, ‘ceci nous apprend que le saint béni soit-il a prononcé les dix paroles en une seule parole, ce qu’il n’est pas possible à l’homme de réaliser.’ [1]
Une seule parole en réalité qui met en relation des droits et des devoirs pour l’humain. S’il s’était agi de la parole comme commandement, on aurait utilisé le mot diberot, qui signifie ‘commandements’, comme on le fait aujourd’hui, mais le mot utilisé dans le texte, devarim donne une indication de plus. Ce terme devarim apparaît pour la première fois sous cette forme plurielle, dans la Torah en Genèse 11.1, où lui est accolé le terme a‘hadim, qui signifie ‘identiques’. André Neher, à la suite du Midrash, dans L’exil de la parole, interprète ‘les paroles identiques’ comme des paroles fermées, closes, dans le contexte humain de l’épisode de Babel.[2]
Mais Hirsch, dans son Commentaire sur le Pentateuque, pense au contraire que ‘des paroles identiques’ signifient que ‘le genre humain était encore en harmonie, tant organiquement que spirituellement parlant, vis-à-vis du bien comme vis-à-vis du mal’.[3] Les deux interprétations se côtoient paradoxalement, mais elles renvoient toutes les deux à la relation de devarim avec le problème du bien et du mal.
Si les dix paroles sont une seule parole, un seul souffle, qui est transmis à l’humain, elles ne sont pas des paroles closes, refermées sur elles-mêmes, bien au contraire, elles sont ouvertes et viennent ainsi ouvrir le champ de l’éthique dans l’ordre de l’humanité. Mais kol-ha devant devarim vient signifier toutes les paroles, les bonnes comme les mauvaises, les ouvertes comme les fermées. Ces paroles ne sont donc ni bonnes ni mauvaises, mais prennent en compte l’ensemble de la parole, elles sont au-delà des notions humaines de bon et de mauvais, mais posent bien le problème du bien et du mal dans l’ordre de l’humanité.
Le problème du bien et du mal est dans la pensée hébraïque un problème de langage, et nous pouvons noter que diber, qui signifie anéantir, exterminer, et hidevir qui signifie détruire, vaincre, maîtriser, sont construits sur la racine DBR, davar, le langage. Il y a une puissance d’anéantissement qui est prise dans le langage lui-même comme sa nature propre, et expose qu’il n’y a pas de limites franches et précises entre le bon et le mauvais. Et l’on pourrait peut-être dire à la suite d’André Neher dans l’Exil de la parole, qu’un événement comme le silence d’Auschwitz est un effondrement de la parole, du langage, de la chose, de la loi tout ensemble, et en même temps un éveil de l’espérance comme ‘un printemps né sur les ruines’,[4] d’un ‘échec brut’[5] de la parole, et en l’occurrence de la parole divine de la révélation.
La parole divine qui donne le langage donne cela aussi, comme constituant incontournable de l’identité humaine. Ces dix paroles ne sont donc ni bonnes ni mauvaises, ce ne sont pas non plus des lois morales auxquelles il faudrait obéir, ce sont des lois juridiques : nous ne sommes jamais forcés d’obéir dans le texte biblique, ou plutôt, ce qui fait question, ce n’est pas la question de l’obéissance, mais la question de l’observance, c’est-à-dire de sa propre responsabilité face à la loi. Ce sont des lois, des paroles qui ne disent au fond qu’une seule chose, ‘tu ne t’aliéneras pas’. Des lois dont on peut retenir des droits et des devoirs fondamentaux que je vais citer et qui sont moins issus de la tradition juive que des implications logiques du texte lui-même.
Il y a d’abord des droits fondamentaux qui sont aussi des devoirs : le droit à la liberté, qui est donné par la première parole ‘Moi-même, Hachem, ton Elohim, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude’. Cette phrase contient deux propositions, qui ne sont pas moins importantes l’une que l’autre, et qui mettent en scène les deux protagonistes de ce qui va former comme une sorte de contrat. D’une part un Dieu, dont le nom est répété quatre fois, puisque moi-même, anokhi, signifie le divin réalisé, Hachem, signifie le nom, et la justice, Elohim, signifie la multiplicité et ‘qui’ signifie aussi le divin ainsi que nous l’avons déjà vu.[6] Rachi indique que Dieu ici est moins le juste que le juge apte à punir.[7] Et d’autre part l’humain sorti de la maison de servitude, c’est-à-dire humain libre. En d’autres termes Dieu exige que l’humain soit libre, c’est non seulement un droit mais c’est aussi un devoir.
Ensuite, il y a le droit au repos, qui est là encore un devoir, et qui n’est pas le moindre des droits. Il est donné par la quatrième parole ‘Souviens-toi du jour du Chabath pour le sanctifier.’ Le repos, c’est comme le dit Rachi le jour où l’on ne pense plus au travail.[8] Le Deutéronome 5.15 ajoute, ‘Souviens-toi que tu as été serf en terre d’Egypte, YHVH ton Elohim t’a fait sortir de là à main forte, à bras tendu Sur quoi YHVH ton Elohim t’ordonne de faire le jour du Chabath.’ Ce passage et l’utilisation de la locution ‘Sur quoi’ montre les implications directes entre le travail et la servitude d’une part, et le droit et le devoir de se reposer du travail d’autre part, indépendamment du fait que ce jour soit dédié à la sanctification. Cela implique que celui qui a été esclave ne s’aliène plus par le travail et soit là encore libre de se reposer.
Il y a aussi le droit au respect, qui est donné par la cinquième parole, ‘Tu honoreras ton père et ta mère’. Ce droit au respect est aussi un droit à la reconnaissance et à l’honneur. En hébreu respecter et honorer se disent de la même manière sous la forme kibed, mais lorsqu’il s’agit d’honorer ses parents, on utilise le terme kiboud, et le texte utilise la forme kabed. Le respect est toujours très directement lié à la connaissance et la reconnaissance de la transmission, de ce qui se transmet d’une génération à l’autre et crée ainsi le lien entre les générations dans l’humanité, le respect est donc lié à l’histoire de l’humanité et à la reconnaissance de la place propre de chaque humain dans cette humanité, il s’agit de prendre en garde l’humanité.
Il y a enfin le droit à la non spoliation des biens de l'autre, qui est donné par la dixième parole : ‘Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur ni sa servante ni son bovin ni son âne, ni rien de ce qui est à ton prochain.’ Ne pas devoir convoiter le bien d’autrui, c’est affirmer l’existence du droit à la non spoliation des biens, mais ce droit tel qu’il est indiqué ici ne figure que le droit de l’autre et son devoir propre, il s’agit plus de respecter les biens de l’autre que d’être soi-même détenteur de biens, parce que l’identité déconstruite par la figure mosaïque montre le peu d’attention qu’il faudra un jour porter à l’acquisition des biens matériels. Pour autant chacun est en droit d’attendre de l’autre qu’il respecte son bien. L’autre me doit le droit à la propriété autant que je le lui dois. 
Il y a aussi des devoirs fondamentaux, qui sont une éthique pour vivre ensemble, tout d’abord l’interdiction de l’aliénation de soi par l’idolâtrie de quelques dieux que ce soit, y compris de Dieu lui-même qui demande en Lévitique 20.23 : ‘Vous ne marcherez pas selon les pratiques de l’idolâtre.’[9] Dieu demande à être aimé dans le texte, mais toute la question en réalité, est celle de la limite entre l’amour et l’idolâtrie. Il y a ensuite l’interdiction de l’aliénation de soi par toute forme de représentations ou toute autre chose. Il y a la prohibition du meurtre et du vol, ainsi que l’interdiction du faux témoignage, qui prend corps dans le cadre de la justice, et enfin, il y a la prohibition de l’aliénation de soi et de l’autre.
Cette dernière interdiction est donnée par la septième parole qui dit ‘Tu ne commettras pas l’adultère.’ Adultère se dit niouf ou naafouf lequel terme signifie aussi la prostitution. Dans le texte, il est écrit lo tinéaf qui s’écrit exactement comme nief, qui signifie le verbe se prostituer. Selon la méthodologie juive, à l’heure actuelle, nous sommes obligés de comprendre que derrière l’injonction erronée ‘tu ne commettras pas l’adultère’ se cache un ‘tu ne te prostitueras pas, ni physiquement, ni intellectuellement, ni spirituellement.’ Cette interdiction de l’aliénation de soi par soi ou par l’autre est d’une importance capitale, elle renvoie en effet à l’injonction tu ne convoiteras pas ‘la femme de ton prochain’, soit en vérité tu n’aliéneras pas la femme d’un autre, et partant de toutes les femmes, parce que l’injonction de ne pas s’aliéner soi-même induit l’injonction de ne pas aliéner son autre, ceci étant conçu comme une aliénation de soi.
En ce qui concerne l’aliénation de soi, ne pas se prostituer induit aussi l’idée de ne pas prostituer son autre, ce qui induit la nécessité du consentement entre deux personnes, ce qui est donc visé est le consentement de l’autre, sa liberté, notions qui doivent être respectés, c’est une forme d’interdiction de l’esclavage, sous quelque forme qu’il soit : on ne doit pas aliéner l’autre humain, femme ou homme. Le texte ne répète jamais deux fois la même chose, ainsi, il se dit tout autre chose dans la septième parole que dans la dixième. Marc Alain Ouaknin ajoute aussi que ‘cela va aussi dans le sens de la mise en parallèle des tables de droite et de gauche et ainsi le lo tinéaf correspond au deuxième commandement de l'interdiction des idoles ou de l'image.’[10] Ainsi, tu ne te prostitueras pas tend à signifier aussi tu ne t’alièneras pas, ni physiquement, ni intellectuellement, ni spirituellement, là encore, la liberté est un droit, mais elle est aussi un devoir.
L’injonction sous-jacente de ces dix paroles serait donc ‘sois libre et ne t’aliène pas.’ La seule limite que nous pourrions voir à ceci est l’aliénation psychique, qui échappe en partie, mais en partie seulement, à ces paroles. Cela pose d’une façon générale et de manière cruciale les problèmes de la limite entre ce que l’on maîtrise et ce que l’on ne maîtrise pas de soi, et de la conscience que l’on peut avoir de soi. Car l’humain de l’Exode est libre d’être non libre, si tel est le choix de sa psyché. Mais c’est dans l’Exode aussi que l’irreprésentable va dire tu ne t’alièneras pas et poser le devoir de liberté. L'aliénation psychique est donc visée par la parole, ou la loi 'Connais-toi toi-même', car dans cette connaissance de soi, réside la conscience de soi et l'élaboration d'une conscience de soi toujours plus grande, qui vient réduire l'aliénation psychique qui en dérive. Ainsi les lois, les paroles, sont une méthode pour se libérer soi-même, et se désaliéner soi-même, elles sont juridiques, mais elles sont aussi spirituelles. 
Il y a là un paradoxe, comme il en existe beaucoup dans la Torah, qui pose très clairement la question de la responsabilité humaine, de l’autonomie et de la maîtrise de soi. Dire en même temps, tu dois être libre, ne pas t’aliéner et tu peux ne pas être libre, c’est faire entrer la philosophie dans le champ de la réflexion portée par le texte, et notamment à propos de la question de la responsabilité, sur la distinction qu’il convient de faire entre la responsabilité de ses actes et la responsabilité pour les conséquences de ses actes.
Il reste cependant la troisième parole, qui peut être considérée soit comme un fait purement religieux, ne pas prononcer le nom de Dieu en vain, ou bien soit comme un constat de pure logique : l’irreprésentable est par nature imprononçable, quel que soit cet irreprésentable, car l’humain ne peut parler de ce qui échappe à sa faculté de se représenter les choses. Ceci étant, ces droits, ces devoirs et ce constat logique des limites de la connaissance humaine viennent régir et organiser cet être avec l’autre et toutes les relations humaines d’une manière qui semble encore actuelle. Parce que ce qui est alors demandé à travers ce constat des limites de la connaissance humaine, c'est bien la vraie connaissance de dieu et donc de soi, puisque la seule méthode pour connaître dieu, comme le montre la Genèse, c'est de se rendre soi-même libre, et ceci passe par la connaissance de soi et la désaliénation de soi..
Dans le texte, et selon toute hypothèse, ce peuple est constitué d’anciens esclaves et de pauvres, les droits qu’il se donne après un long temps de réflexion et à travers les paroles divines, sont des droits inaliénables et fondamentaux, la liberté, le respect des biens et des personnes, le repos, et la non spoliation et donc à la propriété, à leurs yeux, ne peuvent qu’être essentiels pour chacun quand les interdits d’aliénation, de vol, de meurtre, et de faux témoignage sont les garants d’un bon vivre-ensemble, tandis que le constat logique des limites de l’intelligence humaine sert de référentiel pour penser l’universel humain, et être.
C’est ainsi qu’ils purent se libérer de l’esclavage et de la servitude, de son idée tout au moins, et c’est cela la seconde révélation, c’est la révélation de la loi par un irreprésentable et il est très important que cette loi ne vienne pas de l’humain lui-même mais lui soit dictée par l’autre, car c’est pour l’humain, dans ce texte, une garantie de justice et d’équité, et la garantie que ces droits, ces devoirs et ce constat ne sont pas le fruit de l’égocentrisme ou de la volonté de quelques-uns. C’est parce que la loi est donnée par l’Autre qu’elle peut être considérée comme universelle, même si, historiquement, cela découle d’une réflexion sur plusieurs générations pour aller à l’essentiel de ce qui selon les auteurs et selon ce peuple forme les droits et les devoirs inaliénables des humains dans les limites de leur intelligence.



[1] Houmach avec Rachi, Rachi, Éditions Gallia, Jérusalem, 1999, p.292-293
[2] L’exil de la parole, André Neher, Seuil, Paris, 1970, p.101
[3] Commentaire du Pentateuque, Rav S.R.Hirsch, Tome 2, Exode, Éditions Kountrass, Jérusalem, (2000) 2003, p.292
[4] “Or, de l’échec d’Auschwitz a jailli l’Espérance, une Espérance, selon la belle expression de Theunissen, ‘pleinement humaine, engrangée pour le jour J de notre détresse’, et l’étonnement devant l’unicité de l’échec d’Auschwitz ne devrait avoir d’égal que l’émerveillement devant l’unicité de l’Espérance que les Juifs ont fait surgir d’Auschwitz comme un printemps né sur les ruines.” L’exil de la parole, André Neher, Seuil, Paris, 1970, p.156
[5] Ibidem, p.155
[6] Mi, relativement au Mah, le quoi.
[7] Houmach avec Rachi, Rachi, Éditions Gallia, Jérusalem, 1999, p.293
[8] Ibidem, p.299
[9] Cité par Maimonide dans le Livre de la connaissance, aux Puf, Quadrige, Paris, (1961) 2004, p.329
[10] Ibidem.

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