Résumé:
Lorsqu’il s’agit
d’étudier l’expression du poétique et la
genèse de la rationalité dans le texte biblique, qui s’élabore dans le
premier livre de la Bible, mais se trouve invalidée, comme telle, dans le
second livre de la Bible, subsumée à la figure de Moïse, qui s’il en montre la
nécessité, en montre aussi les limites et la nécessité du dépassement de cette
forme de rationalité, les questions qui se posent d’emblée sont de deux
ordres : d’une part, de quoi parle t-on lorsque l’on parle d’expression
poétique, et d’autre part qu’est-ce que la rationalité biblique ? De fait,
à aucun moment le texte ne propose le terme même de rationalité, ou un terme
équivalent : y a-t-il une rationalité dans ce texte ? Quant à
l’expression poétique, l’évidence nous conduit à penser à la poétique dont la théorie
a été formulée dans le cadre de la rhétorique. Or, il ne saurait être question
ici de rhétorique, ni même de la
poétique, mais bien du poétique à
l’œuvre dans le texte, qui est non seulement un affect – ce qui situe la poésie
du côté de l’affectivité – mais, plus exactement, le sentiment poétique que
porte le texte et sur lequel semble se fonder toute forme d’expression
logique : les raisonnements, mais aussi la rationalité qui s’y donne à
entendre.
Or, il semble
bien qu’il y ait une forme de rationalité à l’œuvre dans la Genèse,
et l’on pourrait dire que le texte même de la Genèse
en est le déploiement, dès les premiers chapitres, puis son développement tout
entier dans la suite du texte, jusqu’à sa pleine expression avec la figure
majeure de Joseph. Le texte met ainsi en scène de manière poétique cette
élaboration de la rationalité sous la forme d’un jeu constant entre création et
raison.
À travers la
narration linéaire se font jour deux histoires majeures : celle du
développement de la rationalité, et celle, indissociablement conjointe à la première,
de l’interrogation philosophique et du questionnement qui s’élabore au fil du
texte. Et c’est à travers ces deux récits que se manifeste ce que l’on est en
droit de nommer ici rationalité.
L’accueil de la
vie inaugure, comme une prémisse nécessaire, le développement du souci
philosophique émergent. Cet accueil consiste en l’expérimentation de la vie
conçue comme événement poétique, et en son appropriation par les processus de
rationalisation, pour fournir ce que le texte nomme daât, la connaissance-sexualité. Cela implique de définir la
rationalité biblique comme le fruit issu de l’appropriation de l’événement
poétique, propre à produire le caractère créateur des processus de
rationalisation, et à forger cette connaissance concrète, daât.
De ce premier
mouvement émergent des concepts majeurs, qui sont, à un double titre, les
concepts fondamentaux de la constitution de cette rationalité biblique. Ces
concepts sont aussi ceux qui structurent la psyché biblique telle qu’elle se
manifeste dans les raisonnements que le texte rapporte et dans la rationalité
qui le sous-tend.
Ces concepts que
sont ceux de langage (sous sa forme créatrice de davar), de daât, d’être, d’acquisition,
et d’irreprésentable, ainsi bien sûr que celui de l’autre, mettent en place dans
la Genèse un système philosophique ouvert et
complet, bien qu’inachevé par essence, qui fait bien la démonstration de la
constitution de cette rationalité. Celle-ci, bien que nécessaire, demande à
être dépassée et déconstruite, pour que soit atteinte une certaine forme de
sagesse intuitive. Cette déconstruction sera accomplie dans l’Exode à travers l’histoire et la figure
de Moïse.
Dans ce
contexte, on constate que l’expression poétique produit l’expression logique, et
qu’elles se fécondent et se construisent l’une l’autre, par un échange
incessant qui engage une représentation de la rationalité qui n’est pas
purement rationnelle, mais poétique aussi, ou plus exactement qui est le fruit
de la relation de ces deux termes.
L’expression
poétique est une dynamique : celle de la poésie qui se dégage du poème
lui-même, ou de la vie, et se détermine en termes de temps, d’espace, de
dynamique, de rythme, de mouvements, de forme, de flux, etc., ce qui permet d’établir
un parallèle théorique avec la danse contemporaine, d’une manière théorique,
capable d’approcher le sens créateur du langage à l’œuvre dans le texte. C’est
ce langage créateur qui porte non seulement le texte, mais tous les
raisonnements qu’il comporte et la rationalité ainsi mobilisée, sans que jamais
elle soit nommée. Ce langage créateur, loin du langage conventionnel, prend sa
source dans la poésie, c’est-à-dire dans l’imaginaire.
Ce système de
pensée forme un référentiel pour la pensée humaine tout en posant de manière
très précise certaines limites : celles de ce référentiel, mais aussi celles
de l’intelligence humaine. Ainsi, de même qu’un certain type d’ignorance
fondamentale à l’intérieur du référentiel humain fonde et limite les
connaissances concrète, rationnelle et intuitive, de même, le référentiel
lui-même se fonde sur, et est limité par, la notion d’irreprésentable, qui
correspond à ce qui excède la capacité de représentation de ce référentiel, et
de captation de la pensée humaine et de l’intelligence du monde. Cet
irreprésentable est impensable autrement que comme limite de la pensée, en ce
qu’elle est et a d’incapabilité à saisir l’infini, où, alors, commence la
pensée affectée, le sentiment poétique même, qui non seulement forge les
processus de rationalisations, mais aussi les excèdent en une compréhension du
monde créatrice d’un langage dont la capacité à conceptualiser se doit d’être
repensée en terme d’incarnation. Ce que nous ne pensons pas sans incarnation donne
ainsi un sens à ce que nous pensons, qu’il s’agisse de la vie, d’un dieu, de
l’inconscient, de l’autre, ou même de soi : de toutes parts l’impensable
traverse la pensée sous la forme d’un vide de pensée.
En d’autres
termes, la Genèse met non seulement en place une genèse de
la rationalité telle qu’elle la conçoit, mais aussi, concomitamment les failles
et les limites de cette rationalité, et par conséquent, la nécessité de la
déconstruire, par une attitude qui, dépassant la maîtrise parfaite élaborée
dans la Genèse, débordera le cadre du rationnel. Ce
processus de construction constitue le passage nécessaire à l’élaboration de la
pensée humaine ; nécessaire, il est cependant insuffisant pour établir, (à
partir des notions d’abandon, de non-maîtrise, et de réception), une pensée
plus consciente, plus juste, qui ne refusera pas de se confronter à
l’irreprésentable, de tenter d’en rendre compte, et de penser à partir de la
relation avec celui-ci. C’est là ce que l’on voit développé dans l’Exode, sous la figure du sage qu’est Moïse.
La portée
philosophique du texte ne fait alors aucun doute, qui se montre capable non
seulement de penser un référentiel humain pertinent et efficace, mais aussi la
nécessité de le remettre en question pour en comprendre le sens, la portée, et
sans doute la légitimité.
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