Il est des concepts qui sont des concepts incarnés, dans leur
acception conceptuelle, ils sont ‘prise’ sur le réel qu’ils abstraient de
l’ordinaire, mais sous leur forme incarnée, ils n’ont prise sur rien d’autre
que la condition essentielle de l’humain qui ne les a forgés que de les
reconnaître en lui comme les constituants fondamentaux de son être au monde.
Ces concepts, incarnés, recueillent l’humalité, si je puis dire, que l’on pourrait
définir en philosophie comme le mode humain d’être au monde, sa manière d’être
et ce qui la caractérise.
Lorsque
j’ai écrit L’aïsthésie du vide,
j’avais très peu de références sur l’espace japonais, je connaissais Augustin
Berque, mais j’ai manqué son article dans lequel il définit le ma comme
‘‘l’interstice de la porte à deux battants par où filtre un rai lumière’’[1]
qui fut publié sans que je le sache au moment même où j’écrivais. Ainsi le ma n’était pas seulement une notion de
l’espace temps japonais, un intervalle, certes, mais un intervalle de lumière,
formant la triade temps, espace, lumière. Je trouve l’idée fulgurante, et
l’image de cette lumière entre deux intervalles d’obscurité me donne à penser
aux expériences de Young et Fresnel, pour qui l’obscurité est l’ombre
conséquente à la rencontre de deux rais de lumière : l’exact opposé.
J’ai
aimé ce concept de ma et je l’ai
travaillé car il contenait ce qui du corps se donne à entendre dans
l’intrication de l’espace et du temps qu’il forme, un espace extérieur
identique à l’espace intérieur, substantiel et insubstantiel au même instant,
comme cette notion de vide que je travaillais alors. C’est pourquoi j’aime
beaucoup Tadao Ando, l’unique trait de
pinceau qui structure l’espace, le temps et la lumière à travers des œuvres
architecturales baignées de vide. C’est une chose que j’ai retrouvé chez Susan
Buirge, le corps de la danse seul, pris et compris entre le temps, l’espace, la
lumière et structuré par le vide scénographique qui remplit tout l’espace de
son contraire par le jeu des lumières. Quand le corps dansant se suffit à
lui-même.
J’ai
rencontré Susan Buirge, quelques cinq heures, une journée du temps où elle
habitait encore à Paris, dans les débuts des années 2000, je voulais travailler
sur Matomanoma, qui correspondait
précisément à mon travail sur le ma,
puisqu’elle s’en faisait l’interprète, en Occident. J’ai rencontré une
femme admirable de gentillesse et de générosité, intéressée par mon approche de
son travail, même si maintenant elle ne doit plus se souvenir de moi. Elle
seule possédait une vidéo de 1993 de Matomanoma,
et seule elle pouvait m’autoriser à la voir chez elle. Sur le moment, j’avais
été très déçue par la pièce, mais quelques treize ans plus tard, je m’en
souviens encore parfaitement, des images reviennent, même si je l’ai vue sur un
petit écran, que la vidéo dans mon souvenir troublé était de mauvaise qualité
et qu’on y voyait goutte la danse elle-même. Je m’en souviens encore, ce qui
fait pour moi de cette œuvre une grande œuvre, sans quoi elle se serait perdue
dans les méandres de l’esprit qui discrimine toujours ce qui l’intéresse ou
non, ce qui est beau ou non, selon lui.
J’avais
passé la journée à la questionner, et lorsque qu’à cet épisode dont je parle
dans L’aîsthésie du vide, elle
m’avait simplement dit ‘je ne sais pas ce que j’ai voulu dire’, j’avais été
saisie par la grande humilité de cette femme, seule une grande intelligence
peut se permettre de dire je ne sais pas. J’avais été aussi éblouie qu’elle
m’autorise à y voir et en comprendre ce que je voulais, à être assez libre avec
elle-même et sa propre production pour laisser l’autre libre encore avec elle
et sa production, mais une pudeur à l’époque m’avait empêchée de le dire.
Jamais
je n’ai vu chorégraphe maîtriser l’espace extérieur comme le fait Susan Buirge,
le maîtriser avec le corps même du danseur, depuis l’intériorité ma du danseur. Ce ma qui est donc espace temps lumière et vide, interstice de vide
dans lequel se fond le danseur pour se faire danse et ainsi construire
l’espace. Rien n’est improvisé chez elle, je ne sais pas si elle fait
improviser ses danseurs, mais on sent que tout est écrit, au cordeau et au
millimètre. Le jeu qu’elle fait porter par le danseur entre le vide et le
plein, sur plan en deux dimensions, sol horizontal et verticalité du corps, et
la manière dont elle vide l’espace de fait, dans un effacement qui le rend
d’autant plus visible qu’il n’est alors plus habité par aucun danseur, ce jeu
du vide et du plein me passionne au plus haut point, et si je n’aime pas toutes
ses pièces, je pense que j’ai manqué Matomanoma,
comme un réel territoire partagé de savoir et de pratique de l’art du corps à
se faire œuvre, qu’ai-je vu alors, rien, je pense, je n’ai rien vu de cette
danse venue du rien, d’un interstice de lumière entre deux obscurités, et je le
regrette.
Susan
Buirge, est la personne la plus généreuse que j’ai pu rencontrer, et sans doute
la première qui m’ait accueillie et transmis son art et sa pensée de la danse
avec autant de passion, de grâce et d’intérêt, et elle demeure, comme
l’hospitalité même, sans arrière pensée, ni arrière monde. Je tenais à la
remercier.
[1] Lieux substantiels, milieux existentiels : l’espace écouménal,
Augustin Berque, in Les espaces de l’’homme,
sld. Alain Berthoz et Roland Recht, Collège de France, Odile Jacob, Paris,
2005, p.49-65.