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la sagesse de l’arbre ou l’ouverture de la fleur de l’esprit

L’arbre là, debout, dit l’humain au plus proche de lui-même ; si Heidegger reprend cet exemple-là, cela n’a rien d’anodin, l’arbre représente pour nous beaucoup de choses, nous l’avons chargé de concepts et de représentations diverses et variées. Nous avons fait de l’arbre la philosophie, la logique de la vérité, la création du monde, le processus de respiration qui relie la pensée à la parole, la connaissance du bien et du mal ; et de chaque arbre, nous avons fait un symbole pour ce qui nous tient à cœur, mais de chaque arbre cet arbre, nous le faisons peu souvent.

Prendre l’exemple de l’arbre, c’était peut-être mettre en question la philosophie elle-même dans son mode de fonctionnement traditionnel. Si nous devions positionner la pensée de Heidegger relativement à l’arbre des séphiroth, qui concerne autant la création du monde par la pensée que la création de la pensée en l’humain, et le monde lui-même que l’humain lui-même, chaque humain qui est là, Heidegger penserait à partir de kéter, la couronne, qui n’est pas seulement le néant, l’infini de Dieu, mais représente aussi la totalité du réel, l’ainsité des choses dans le monde. ‘Rabbi Nahman de Braslav traduit kéter par ‘sois prêt !’’,[1] prêt à vivre l’instant présent,[2] ce ‘ici et maintenant’ de la vie qui est une impression du vivant sur soi très proche du non agir bouddhiste, l’action juste, l’action qui ne rencontre aucune résistance en tant même qu’elle est juste, à sa plus juste place dans le temps juste où elle devait être. Non agir c’est être totalement présent à l’action et aux circonstances dans lesquelles elle s’agit. Les maîtres zen ont des mots très crus pour montrer à quel point cette posture de non agir n’a rien d’extraordinaire, c’est simplement être présent à la vie que nous vivons à l’instant où nous la vivons, sans projection, ni temporelle dans le souvenir ou l’espoir, ni impulsive dans des désirs inassouvissables dans l’instant. C’est être vide d’intention, et vide d’intention se traduit par être plein de vie.

Heidegger situe sa pensée ici, dans l’ainsité du réel, dans la différence pure avant toute différenciation sexuelle concernant le Dasein, c’est d’ailleurs bien ce que l’on lui a reproché, de vouloir penser l’humain, en ce que l’homme et la femme ont de commun, leur humanité, et non en ce qu’ils ont de différents, leur sexualité ou leur sexuation. La talité positionne l’humain dans une différence essentielle qui dépasse la différence dérivée de la sexualité et de la sexuation. Dans cette vacuité ‘les choses et le monde et les êtres qui l’habitent peuvent se révéler dans leur réalité vraie, leur être tel, leur ‘talité’ par delà l’écran de leur représentation objectifiante.’[3] Kéter est l’autre rive du bouddhisme, la véritable dimension religieuse du réel ; avec ou sans dieu, la vacuité, le ayn, l’autre rive est présente à même la quotidienneté de l’ici bas, cette rive-ci.[4] L’autre rive n’est pas un autre lieu, mais une révélation, un éveil, une manière de se clarifier soi-même dans le réel, un ailleurs ici-même, avec simplicité Suzuki dit une autre manière de voir le réel, qui n’est plus cette vision que nous avons d’ordinaire. La talité n’est pas représentative mais ainsi. L’arbre là, ainsi, arbre, là. Penser, c’est être dans l’ainsité du réel.

Vivre comme on respire, sans y réfléchir, sans penser ni à l’inspire à venir, ni au respire advenu, penser se fait ainsi. ‘L’expérience pure et la pensée ne sont que deux vues sur un seul et même fait réel.’[5] Dans la préface à l’édition de 1936 de L’essai sur le bien, Nishida précisera que l’expérience pure devenue intuition active est la poiesis.[6] Que pensée et poésie soient liées sur l’autre rive, dans le bouddhisme comme dans la tradition hébraïque, c’est un fait avéré. La séphira hokhma, la sagesse, est aussi la pensée[7], pensée primordiale, et poésie, pensée créatrice. La sagesse est la force du questionnement, la force de l’étonnement, la force de l’émerveillement, face à l’ainsité du réel, en ceci aussi elle est poésie, elle ne s’attache à rien mais forme une dimension d’écoute : c’est ‘la capacité à être ouvert à la parole de l’autre’,[8] et l’autre n’est pas seulement autrui, c’est la totalité de l’existant dans son ensemble. C’est la pensée qui crée le monde, en commençant par béréchit qui n’est pas dit, qui n’est ni dit ni audible, qui n’est que silence. La pensée, dans l’ordre divin, se tient dans le silence, mais elle s’y tient aussi dans l’ordre humain.

La pensée est l’arrière goût silencieux de la parole[9]. La pensée comme le silence est un souffle, souffle d’une respiration dont l’origine s’efface dans son propre silence. Ce souffle que l’on retrouve dans toutes les traditions[10] est tant charnel que spirituel, sans souffle point de geste, et point de pensée. Le souffle irradie la chair avant que la chair ne s’incarne en un verbe créateur. ‘Car jamais sans l’être où il est devenu parole, tu ne trouveras le penser.’[11] C’est presque exactement ce que dit la pensée juive, le penser ne se manifeste dans l’être que comme parole,[12] la pensée n’est pas même une voix inaudible, elle n’est que silence, souffle silencieux mais cependant créateur qui se déverse dans le discernement, voix inaudible et inintelligible, passant par l’amour et la rigueur, l’harmonie et le triomphe, la beauté et la transmission pour se manifester dans la parole qui est une réception, le don de recevoir cette pensée.[13] Le discernement, l’intelligence est l’essence féminine de la pensée, elle est la mère, quand la pensée, la sagesse, est le père, masculine dans sa partie supérieure.[14] L’arbre des séphiroth étant conçu comme un corps humain, kéter, hokhma et bina représentent le cerveau, kéter est en deçà ou au-delà de la différenciation sexuelle, asexuée ou androgyne et ordonne l’harmonie, la transmission et la réception, hokhma est masculine et préside l’amour et la victoire, tandis que bina, féminine, ordonne la rigueur et la beauté. Chaque séphira contenant toutes les autres, il se produit un jeu subtil de la différence sexuelle qui la transporte au-delà d’elle-même vers ce qu’est un humain en tant que tel, féminin, masculin, asexué et androgyne tout ensemble, en un souffle. Théoriquement, l’intelligence est d’essence féminine et se manifeste dans des caractères masculins. Ainsi, théoriquement, la philosophie serait d’essence féminine, tant par l’art du discernement qui est un art de la mère, que par la recherche de la vérité qui est elle-même d’essence féminine, l’essence restant occultée, notamment chez Heidegger, et de pratique masculine, ou de caractère masculin, entre rigueur et beauté, qui est aussi celle d’une femme portant le fruit ou le germe de l’humanité, c’est une chose qui est fort peu pensée en occident que cette occultation du féminin en philosophie, il y aurait un jeu, non dit, mais cependant visible entre le féminin et le masculin dans la pratique philosophique, un jeu qu’il y aurait à penser, et que cache la volonté de penser l’humanité par delà la différenciation sexuelle.

Tout est un, pensée voix et parole, il n’y a pas d’arrière monde où se tiendrait le souffle, le souffle est ce qui traverse pensée voix et parole afin que quelque chose soit. Dans l’origine du monde, le discernement est une voix inaudible et inintelligible, dans l’être humain, elle est la rationalité, qui demande à se déverser dans l’amour jusqu’à ce don de transmettre et de recevoir sa parole propre et la parole de l’autre, dans toutes les visions religieuses du monde sauf peut-être le bouddhisme où cet amour prendrait la forme d’un seul accueil, d’une réception pure, qui aurait la forme du non agir. Tout est un aussi dans l’humain, même si les apparences le démentent, la rationalité se déverse dans l’acte de pur don à l’égard de l’autre et du vivant, et cet acte est acte de réception pure. La pensée pleine est une pensée qui enveloppe la rationalité dans un processus de compréhension et d’appréhension du réel plus ample que l’exercice de la simple raison. Ainsi la philosophie serait l’art par lequel le discernement tente de se dépasser lui-même dans une discrimination non discriminante, de retourner à cette pensée de la non séparation essentielle qui distingue le vivant auquel l’humain s’intègre.

Ce que met en valeur l’arbre des séphiroth, c’est que chaque séphira est finie et infinie, aussi l’humain est-il fini et infini, l’un et l’autre ensemble. La finitude humaine s’infinie en elle-même. Tel est l’arbre de la sagesse, une pensée occultée qui se fait jour dans l’esprit, et s’exprime dans la parole, terme de cette pensée occultée, en tant qu’elle s’est dévoilée. Ce qui s’occulte dans la pensée même, c’est son origine, c'est-à-dire le processus par lequel elle advient comme telle. C’est une intuition très forte que cette énigme qui questionne encore l’humanité. Mais l’arbre de la sagesse n’est pas toute la sagesse de l’arbre : l’arbre est une expérience pure, où l’arbre de la sagesse représente la sagesse de l’arbre, l’arbre nu la donne, sagesse nue, pensée réalisée, avérée. C’est cela qu’entendait signifier Heidegger, dans l’ignorance même que nous avons de l’arbre tel qu’il est vivant selon son mode de vie, cette ignorance est une sagesse connaissante, un accueil. L’arbre est une expérience poétique de la vie d’où s’écoule toute la philosophie heideggérienne. C’est l’expérience du silence. L’ignorance est celle du silence, celle de l’expérience pure, à qui il ne manque rien, qui n’a rien à savoir de plus. C’est au fond l’arbre qui donne sa sagesse au philosophe, dans l’expérience qu’il en fait, dans une perception ‘bien plus riche et plus profonde que les autres’,[15] dans ‘l’ouverture de la fleur de l’esprit.’[16]

 



[1] Les explications que nous donnons ici sont celles de Marc Alain Ouaknin dans Les mystères de la Kabbale, opus cité, p.228

[2] Marc Alain Ouaknin montre que kéter est l’instant présent réga, qui possède la même racine que le mot ragoua, paisible, l’instant présent n’est pas seulement un don, un présent, c’est aussi la sérénité, cette sérénité si chère à Heidegger qui échappe à la temporalité.

[3] Le néant évidé, Bernard Stevens, opus cité, p.128

[4] Idem, p.129

[5] L’expérience pure, la réalité, Essai sur le bien, Nishida Kitaro, Osiris, Bordeaux, 1997, p.31

[6] Idem, p.13

[7] Moïse de Léon, dans le Zohar et Le sicle du sanctuaire, utilise indifféremment l’un pour l’autre mot.

[8] Selon le commentaire de Rachi, cité par M.A. Ouaknin, opus cité, p.234

[9] ‘La bible est ainsi le premier témoignage humain de cette découverte bouleversante de l’identité de l’infini de la nature avec le silence.’ L’exil de la parole, André Neher, Seuil, Paris, 1970, p.13

[10] Les accointances entre le judaïsme et le taoïsme sont flagrantes, tant parce que le souffle y est primordial, que parce que le vide y est non seulement origine de toute chose mais ce qui rend possible en toutes choses le retour à l’origine même, car ce vide est réellement une plénitude, que, encore, par la dialectique du féminin et du masculin, du yin et du yang, qui sont aussi dans le taoïsme la réceptivité, la capacité de recevoir, et le don, la force de transmettre, d’agir qui se fondent dans le tao, comme le féminin et le masculin se fondent en kéter, dans un incessant renouvellement de l’un dans l’autre et de l’un par l’autre, entre fini et infini. Voir Vide et plein, François Cheng, Point Essais, Seuil, Paris, 1991, p.51-68

[11] Fragment B.VIII, Le poème, Parménide, opus cité, p.87

[12] ‘Viens et vois : toutes les profondeurs encloses qui surgissent du sein de la Pensée et que la Voix ressaisit ne sont dévoilées que lorsque le Mot les met à découvert. Et qu’est-ce que le Mot, sinon la Parole ? Zohar 32a, opus cité, p.180

[13] Pensée, voix et parole dans le Zohar, in Les chemins de la Cabale, Charles Mopsik, L’éclat, Paris-Tel Aviv, 2004, p.228-255, où il montre de quelle manière la pensée se manifeste en se faisant par un phénomène de respiration parole et comment dieu ne devient dieu qu’avec ce processus de pensée qui se manifeste par la création comme parole, ce qui vaut aussi pour l’humain. Et Zohar 74a, p.374-375, qui stipule que cette pensée est une volonté ‘enclose inconnaissable’ qui se dépose dans ‘l’enceinte de la gorge’ dont ‘le secret est souffle de vie’ pour devenir une voix, inaudible d’abord puis audible, laquelle ‘se cogna contre les lèvres’ et que soudain sorte ‘la parole qui complète tout et dévoile tout’ montrant que tout est un, pensée, voix et parole.

[14] Dans le Zohar, la sagesse est présentée, masculine dans sa partie supérieure et féminine dans sa partie inférieure, M.A. Ouaknin reprendra hokhma comme père pour montrer qu’il ouvre au poétique, mais Charles Mopsik dira que hokhma est mère, ensemencée par le père, kéter, voir Le sexe des âmes, C. Mopsik, L’éclat, Paris, Tel Aviv, 2003, p.126-127

[15] Essai sur le bien, Nishida, opus cité, p.45

[16] L’ouverture de la fleur de l’esprit est l’autre nom du satori, qui est une ‘véritable recréation de la vie elle-même’, qui est plus qu’une conversion, ou qu’une révélation, qui est une explosion indescriptible, une perception de la nature des choses, une expérience impersonnelle et abrupte qui transforme durablement le mode d’habitation du réel par l’humain qui le vit. D.T. Suzuki, opus cité, p.271 et 462-469.

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