La peinture, dans la trace de la
cire-lumière, est cet objet du désir[1]
qui parcourt toute l’œuvre de Claude Panier comme le fil d’une vie destinée à
ce désir même : la peinture comme pur désir d’exister.
Il invoquait généreusement Gilles
Deleuze et oui, certainement, sa peinture renvoyait à quelque chose en Europe
de cette école de la vie des gens nés dans les années 50, deuxième vague du
baby boom, encore imprégnés de la guerre, qui reviendra dans l’œuvre dernière
de Claude Panier, ayant eu vingt ans dans les années 70, trop jeune pour Mai
68, mais y participant cependant, et nourrit à cet esprit qui existait alors,
fondé sur l’idée qui a porté et cette époque, et l’œuvre de Claude Panier :
toute pensée efficiente est « création de concept »[2].
Toute cette période entre 1965 et 1980
est fondée sur cette idée, dans la pratique, il faut invoquer Gilles Deleuze, Jacques
Derrida, ces êtres qui multipliaient cette création conceptuelle pour redéfinir
le monde selon l’état des lieux de l’époque.
La libération sexuelle, dont on
apprendra par la suite qu’elle était tout aussi aliénante que libératrice, était
moins le signe d’une liberté que la trace d’une sexualité qui n’a jamais su
prendre sa place dans nos sociétés, oscillant entre le tabou précédent, le
désir suivant, et leurs conséquences actuelles qui seraient le signe d’une
(dé)perdition, où l’on ne retrouve plus trace de cette liberté, de cette
poésie, de cet acte et de ce geste créateur que Claude Panier et son époque voulaient
créer, pour la voir advenir, plus loin, en un temps qui encore n’est pas
arrivé, mais qui nous demandera certes un effort, juste.
Cette libération sexuelle marque l’œuvre
de Claude Panier comme la volonté de penser, comprendre, libérer ce geste
unique[3]
qu’est la sexualité au regard d’un homme et à travers elle l’origine et la
destination du monde, un monde en soi qu’il fit tatouer sur son épaule, le
portant et le prenant en charge tout ensemble, et tout entier, comme si la cire
ne suffisait pas, comme si la cire, devenue sa peau, devait être imprégnée de
pigment dans sa chair même, et porter l’origine de la création dans son
créateur propre, l’homme même.
Et tandis qu’il avait passé son
existence à imprimer la vie sur la toile, dans la cire, et jusque sur sa peau,
travaillée par le temps, la peau et la cire laissaient apercevoir le grand
détour qu’il avait dû faire tout au long de son cheminement, pour se libérer
lui-même, et se trouver fondements et fondations propres à son art.
Il avait parcouru le monde sur la cire, et
le chemin avait été long, une Pangée imaginaire qui encore retournait à
l’origine de l’humanité, il avait questionné toutes les origines, du sexe de la
femme aux tatouages bleus-nuit et passant par la Pangée et la nudité, la
finitude, l’histoire. Toutes origines, sexuelles, affectives, intellectuelles,
psychiques, spirituelles, internes et externes, de soi et du monde, furent
fouillées, pour aboutir à la fin à une œuvre qui ne dit qu’une chose :
tout n’est que guerre en ce bas monde, soumis à l’aliénation.
Et l’origine,[4]
à jamais perdue, de la paix, du respect, de l’éthique, du Droit, et des femmes,
ne peut s’inscrire qu’en rouge sang séché sur fond de cire, dire, à l’orée de
la mort, quelle champ de bataille fut le monde dans lequel il vécut : la
dignité se meurt dans la violence faite à l’autre et ce fut son dernier
concept, son dernier constat, un constat qu’il avait fait depuis longtemps,
sans jamais avoir pu le peindre, sans doute parce que la vie nous rend optimistes,
et que nous pensons pouvoir faire quelque chose face à la mort, au sang et aux
larmes, mais rien n’est possible, l’humanité se meurt, et seule l’œuvre reste,
immortelle, comme un échiquier posé sur le monde, où personne ne joue plus, et
chacun veut prendre sa place, celle de l’autre étant bien meilleure.
À jamais perdue aussi, l’origine de soi,
fondée sur cette guerre intime que l’humain se fait à lui-même, et dans
laquelle nous naissons, vivons et mourons, attentifs à la vie, même en temps de
paix, et inattentifs au sang, aux larmes, et à la mort que l’humanité se donne
à elle-même.
La Pangée, ce continent unique et perdu,
depuis fragmenté et dissolu, depuis aliéné et meurtri au son tonitruant de nos
armes, la Pangée, ce silence absolu de l’humanité, de tout, en un temps où nous
n’existions pas, la Pangée savait respecter le silence de ce principe de vie
qui nous guide tous encore vers notre source propre, un silence que vient
prolonger le cri de l’homme,[5]
voix perdue de l’humanité dans le bruit de chaque humain être et la cire comme
le murmure de ce silence, la note oubliée et prolongée pour l’éternité, dans le
silence d’un regard, sur fond de cette question qui court sur les lèvres de
chacun : « Qu’à voulu dire l’artiste ? », et la réponse,
lancinante et malaisée, « Et toi, qu’as-tu entendu de cette
œuvre ? », car à la première question, il n’y eut de jamais réponse,
l’artiste lui-même n’en sachant rien, s’il l’avait ainsi su, il l’aurait écrit
et non peint, et dans le silence de la peinture, l’aphonie du discours.[6]
Dans les années soixante-dix, époque
d’une prise de conscience d’un devenir autre qui était encore à penser, le
questionnement était intellectif, il tendait à résoudre l’énigme de la liberté,
il tendait à rendre palpable l’esprit, l’esprit d’une humanité qui se pensait
libérée, et en éprouvait un soulagement sans nom, et tentait de conscientiser
ce nouvel état d’être qui émergeait dans les milieux artistiques et
intellectuels, la période sera foisonnante de richesse, mais elle sera aussi
celle qui viendra confondre le vide et le néant, refermant ainsi presque la
porte qui déjà avait été entrebâillée.
Car à penser le néant,[7]
c’est le vide, la vacuité,[8]
l’espace intime de la création féconde et fertile qui fut dissolu et l’être
s’en trouva sans lieu pour sa manifestation propre dans l’existence. Mais
quelques uns veillaient au vide, et l’œuvre sur cire de Claude Panier fut parmi
celles de son époque où le vide avait la part belle, et la peinture sa place et
son lieu d’être.
Habités par le néant conceptuel[9]
d’un monde à bâtir encore, la recherche du vide devenait une question
cruciale : crucial le besoin de faire de la place, de l’espace, du vide,
du temps, du mouvement, crucial le besoin de se retirer du néant et de laisser
à l’être authentique son lieu à être comme exister pur, sans qualité. Cruciale
encore la nécessité de se rapprocher de l’être, de cet être dont on tente d’en
saisir l’esprit à défaut d’en pouvoir toucher le corps, et d’en créer le corps où
cet esprit s’échappe.
Les cires de Claude Panier formaient
l’air du jeu de cet ordre là : précisément le lieu que l’être se donne
pour exister.[10] Et
l’œuvre et l’artiste jouaient leur vies sur ces structures de paraffine et
tendaient à dénouer et à créer ce jeu entre le vide, être, cire, et le
plein : le pigment. Comme l’existence même, le plein formait la plus
petite part de l’être, et la cire, la plus grande part du vide.
Le pigment se faisait alors l’existence
même et la cire, son support et sa logique, sa fondation ontique. C’est ce que
Gilles Deleuze avait voulu penser en philosophie, et ils s’entendaient bien à
ce sujet, sans jamais s’être connus, à travers leurs œuvres, l’un venant dire
la part manquante de l’autre, le silence de la peinture venant à exprimer le
vide manquant au discours du philosophe. C’est certes dans la parole que Gilles
Deleuze trouvait ce vide propice à la création humaine de l’être, dans le
silence et les interstices par lesquels la pensée et la parole se forgent, en
se disant comme telles, [11] le
caractère poïétique de la philosophie devenant alors une affaire de parole,
d’un langage passé au prisme du son d’une langue singulière qui faisait chanter
l’être sur les cordes du concept et inversement. Et dans les interstices de
cette langue donnée comme silence, les cires de Claude Panier.
Dans la littérature de Gilles Deleuze,
on perçoit bien néanmoins et c’est très flagrant dans toute son œuvre, la
différance[12] entre
le désir et les résultats obtenus, le désir de penser le monde et le constat
final de la faillite du langage véhiculaire à s’en saisir, à définir et à finir
le Réel par le concept. Et la prolifération infinie de concepts n’y changeait
rien, le langage ne peut se saisir du Réel que là où il crée de la réalité. Et
tandis que dans la parole, Claude Panier tentait de même d’exprimer le monde à
venir, toute son œuvre est chargée de ce silence de Ludwig Wittgenstein, où la
peinture seule sait dire ce qu’il faut savoir taire.
La cire offre cette absence de langage
dans laquelle vient se manifester l’être comme tel, et dans la cire, l’existant
qui glisse dans son ensemble[13]
dans la pigmentation et le regard[14]
se propage sur un support qui devient un monde en soi : la cire comme
Pangée unique et réitérée. Mais la cire comme aussi ce qui appelle et invoque
le désir de la pigmentation, de la couleur, car la cire, comme l’humain,
n’existe qu’à se rendre significative par le pigment.
C’est le pigment qui fait de la cire un
Monde, une origine, un lieu d’être, une logique du lieu,[15]
un être-là[16] :
sans le là du pigment, l’être de la cire n’est rien en soi, ou le pigment comme
ce rituel qui fait être la cire comme Monde.[17]
Ce que développait Claude Panier était une pensée mythique, et donc, une vision
spirituelle du monde.
Avec la cire, la chair,[18]
flesh, disait-il. Le début des années
70 marquera la libération du corps et de l’incarnation qui sera explorée dans
toutes ses facettes, qu’elles soient spirituelles, intellectuelles,
émotionnelles, ou encore très concrètement matérielles.
Gilles Deleuze et Jacques Derrida parleront
d’un corps fantasmé, ou le réel manque, un corps intellectualisé, un corps
imaginaire et philosophique, un corps sage. Michel Serres ira vers le sens et
la sensibilité. Lacan ira vers l’absence de corps. Michel Henry ira vers la
manifestation et l’incarnation transcendante, et Emmanuel Levinas ira vers
l’épiphanie du visage, d’autres iront vers le désir, le plaisir, la jouissance
d’être[19]
corps, l’épicurisme se fera souvent hédonisme, et la danse contemporaine
manifestera tous ces états de corps dans la conception d’un corps chair et
écran en même temps, tandis que la musique au contraire se désincarnera et se
fera sérielle, conceptuelle, mais non plus organique, comme elle l’était
auparavant.
L’œuvre de Claude Panier se nourrit à
cet esprit, et la chair se fera cire, et la cire se fait chair. Dans le
dialogue instauré entre les deux chairs, la chair-matière et la chair-concept,
un temps pour être, là, l’origine du monde, de son univers propre : la
construction de soi que viendra porter le discours sur soi inhérent à ses
années de formation.
Ce temps de formation, cet âge, 20 ans
en 76 sera fondamental dans son œuvre, il est un enfant de son temps. La
peinture ne fera jamais l’économie de la sexualité et du sexe, chez lui plus
mythique et poétique que simplement réel. Mais si, pour chacun, la sexualité se
manifestait comme problème ou résolution d’un problème lié à l’héritage
judéo-chrétien de nos sociétés se disant laïques, l’œuvre de Claude Panier
manifestera une relation libre à la chose sexuelle, et libérée de toutes les
formes de sexualité, ou celle-ci sera poïétique, créatrice et philosophique.
Le sexe mythique de la féminité y est
représenté, le plus souvent approché, caressé par le désir, en recherche du
sens. Et là, il devenait Levinassien, dans la matière comme en esprit.
La main, la cire, approchant la
sexualité de la fin du monde, qui est aussi son origine, ne savait ce qu’elle
recherchait, et caressait le sens de l’être, [20]
sans se soucier de la rugosité du pigment que la cire effaçait comme une trace
anéantie et apurée. Ce qu’elle savait en revanche, ce qu’elle découvrait sans
jamais l’atteindre, c’était l’apparition-disparaissante,[21]
évanescente, de l’être dans l’exister, c’est le sens, à jamais réitéré, recréé,
poïétisé, fabriqué, dans la cire, de son propre mystère.
La réitération éternelle du geste de la
cire posée sur le pigment formerait la manière même dont Claude Panier
envisageait le monde et sa vie, peut-être : le sens retrouvé, la douleur
effacée, la douceur, la poésie, la vie créatrice renouvelées, réaffirmées, le
sens mis à nu.
Il n’y a pas la possibilité d’aborder
cette œuvre sans se référer à la sensibilité, cette sensibilité qui traverse la
décade des 70’ et se déploie d’une manière rhizomique dans toutes les activités
créatrices de cette époque, depuis un centre fictif qui serait un décentrement
du sens.[22]
La danse contemporaine, le mouvement
dansé que l’on perçoit dans l’œuvre de Claude Panier, cette danse, si
importante pour lui qui s’en faisait le scénographe, et pour chacun, la danse
recentrera le corps dans sa dimension nue de corps-pensant, comme un état
ponctuel et éphémère de la danse, du mouvement, dansé, sur scène ou sur la
cire.
La cire manifestera le caractère
impermanent, et pourtant immortel, de la peinture et de la danse du pigment
sous la chair de la cire. La cire comme une peau, un moi-peau,[23]
viendra donner sa consistance à la chair de l’œuvre, quand la chair, ni corps
ni esprit, mais les deux pris dans un même ensemble, fait sens dans le regard,
cette racine du regard où se manifeste aussi la chair de l’autre et de l’un.
Origines, racines, rhizomes, tout
converge vers la source, la source de l’œuvre, de soi, la source du
langage : le Réel. Le retour à cette source mythique aura marqué toute
cette œuvre, toute cette chair qui transparaît dans l’œuvre, comme corps même
se dotant de son esprit, comme pure donation d’un dépouillement oublié.
Marquer le réel, comme on marque la
danse dans le corps, et le sens, au temps de la transmission, l’héritage de la
danse dans l’œuvre se manifeste dans la gestuelle qui adresse le pigment à la
cire, et dans cette adresse, dans cette gestuelle, le geste unique du mouvement
d’être et de faire sens.
Plus qu’une œuvre, plus qu’une danse,
cette œuvre fonctionne comme l’empreinte nue que l’actant voulait imprégner
dans le monde, son sens même, son être même, sa pensée et sa chair-pensée, non
sa trace, finalement, mais son empreinte nue. [24]
Si sa dernière œuvre fut De la guerre, une œuvre à laquelle il
pensait déjà depuis vingt ans comme de la dernière bataille, jusqu’à la mort, l’œuvre
de sa mort, par laquelle la mort se faisait œuvre, inscrite dans le sang et les
larmes, longuement mûrie, œuvre finale, sans plus de mystère, le non-sens même.
Il peignait sa mort à même sa chair de cire comme il y avait peint sa vie.
Je-tatoué sur l’œuvre d’une vie. La
source, le sujet, son sujet, être comme une question, un questionnement, à
jamais réitéré chaque matin : Que suis-je ? Et quel meilleur support
à ce sujet que la cire qui s’efface à la chaleur d’un feu qui l’habitait
aussi ?
[1] Luis Buñuel, Cet obscur objet du désir, 1977
[2] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Critique, Minuit, 1991
[3] Alwin Nikolais, Le geste unique, traduction Marc Lawton, collection Lineares, Deuxième époque, Montpellier, 2018
[4] Gustave Courbet, L’origine du monde, 1866
[5] Edvard Munch, Le cri , 1893 et Max Loreau, Cri, éclats et phases, nrf, Gallimard, paris, 1973
[6] Madeleine Charbonnier, Poèmes inédits.
[7] Jean Paul Sartre, L’être et le néant, tel, Gallimard, Paris, (1943) 1988
[8] Nishida Kitarô, L’éveil à soi, Traduction de Jacynthe Tremblay, CNRS Éditions, Paris, 2003
[9] Nishida Kitarô, Ibidem
[10] Samuel Beckett, En attendant Godot, Minuit, Paris, 1952
[11] John Cage, Silence, Traduction Vincent Barras, Héros-Limite, 2003
[12] Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Minuit, Paris, (1972) 2011
[13] Martin Heidegger, Être et Temps, nrf, Gallimard, Paris, (1986) 2004
[14] L’être est un arbre par la racine des yeux, Claude Panier, 1998
[15] Nishida Kitarô, Logique du lieu et vision religieuse du monde, Traduction Sugirama/Cardonnel, Osiris, Niort, 1999
[16] Martin Heidegger, Ibidem
[17] Susan Buirge, En allant de l’ouest à l’est, Le bois d’Orion, L’Isle sur la Sorgue, 1996
[18] Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Seuil, Paris, 2000
[19] Robert Misrahi, La jouissance d’être, le sujet et son désir, Encre Marine, La Versanne, 1996
[20] Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Biblio essais, Paris, 1994 et Marc Alain Ouaknin, Méditations érotiques, Métaɸora, Balland, Paris, 1992
[21] Vladimir Jankélévitch, La philosophie première, Quadrige, Puf, Paris, (1953) 1986
[22] Merce Cunningham, Le danseur et la danse, Belfond, Paris, 1980, et Alwin Nikolais, Ibidem.
[23] Didier Anzieu, Le moi-peau, Dunod, Paris, 1985
[24] René Descartes, Les méditations métaphysiques, 1018, Paris, 1963
Commentaires
Enregistrer un commentaire