Comme une
respiration, l’imperceptible est ce que l’on ne peut percevoir, au sens strict,
et pourtant, c’est toujours quelque chose que l’on perçoit que l’on nomme
imperceptible. Paradoxe sans aucun doute, qui dit bien la complexité de la
réalité qu’il s’agit de percevoir d’une part, mais sous sa forme imperceptible
d’autre part. C’est tout le jeu entre matière et immatière qui se donne ici,
entre substantiel et insubstantiel, entre le perçu et le pensé.
L’exemple
flagrant de ce paradoxe est celui du monochrome, dont on entend souvent dire
qu’en lui il n’y a rien à voir, or ce qui dans le monochrome se donne à voir,
c’est avant tout une couleur, c’est ensuite une texture, c’est encore un
rythme, une épaisseur, un espace, un temps, un mouvement, ne serait-ce que
celui du pinceau, mais c’est aussi ce qui donne à voir le rien, une intention,
l’évanescent, l’éphémère, le vide, comme une sorte de définition de l’imperceptible.
Ce n’est
pourtant pas de monochrome dont il va être question ici, mais d’un peintre que
l’on pourrait qualifier d’imperceptible, tant sa vie elle-même est passée
inaperçue, et tant nous n’en savons que très peu de choses. De la vie de
Madeleine Charbonnier, nous savons qu’elle est née à Paris en 1904, qu’elle
vient habiter à Mâcon dans les années 40 jusqu’en 1992, où elle s’installe
définitivement à Mussy sous Dun en Saône et Loire et où elle meurt en 1997.
Quelques gravures existent sur plaques, mais elles n’ont jamais fait l’objet
d’un tirage papier, faute d’argent, mais ce qu’elle laisse derrière elle, en
revanche, c’est une œuvre peinte remarquable et inconnue, quelques textes de
poésie et des souvenirs de danse. Nous avons cependant les témoignages
d’écrivains comme Charles Juliet, Henri Michaux qu’elle a aussi fréquenté, ou
dans un autre registre Yves Peyré.
Cette œuvre,
c’est Madeleine Charbonnier qui en parle le mieux, dans ce poème, sans titre,
mais il le sont tous, la poésie n’étant jamais nommée comme telle, mais passage
de l’écriture dans le vide subtile de la peinture :
« Où vont
les errants les solitaires ? / vagabonds de la nuit les insoumis / ignorants
du savoir certain // Loin parfois brille l’étoile de sacrale absence / astre
perdu / imperceptible lumière »
Il n’y a guère
de différence entre les mots et l’œuvre, l’un et l’autre se disent sur le mode
de la disparition. Et lorsque Yves Peyré parle de son œuvre et d’elle il
s’exprime ainsi.
‘‘Tout était
passé au tamis du rien, pour elle, il n’y avait pas de réalités plus
consistantes qu’un pollen, moins évanescentes qu’un nuage, plus durables que le
mûrissement d’un fruit. La loi suprême de l’expiration-inspiration ordonnait le
flux, donc le rejet, comme elle présidait au souffle. Madeleine Charbonnier fut
à mes yeux une exception en ce sens qu’elle poussa plus loin que tous l’une des
dispositions d’esprit contradictoires qui habite les créateurs. Elle ne voulut
pas faire œuvre.’’
Cette citation
est issue du texte L’appel de la
méditation d’Yves Peyré, Catalogue d’exposition, La Côte Saint André, 1999.
Elle ne voulut
pas faire œuvre tout en sachant qu’une œuvre se faisait malgré elle, contre
elle, en elle, imperceptiblement, une œuvre faite de toutes les œuvres qu’elle
n’a pas détruites.
C’est la toile Blancheur qui définit le mieux et son
œuvre, et l’imperceptible, en effet, cette toile n’est pas blanche, même si du
blanc la compose, elle serait d’une couleur indéfinissable, faite d’ocre, de
jaune et de blanc, mais ce qui est certain c’est que c’est bien la blancheur
qui ressort de cette toile, et qui est rendue visible par cette toile, ainsi,
elle rend perceptible quelque chose qui apparaît, qui existe donc, mais
n’existe pas dans la toile elle-même.
Le titre de
l’œuvre est le signe même d’une intention très forte de rendre perceptible le
non apparent, dans la mesure où elle fait émerger quelque chose qui n’existe
pas concrètement, mais aussi dans la mesure où Madeleine Charbonnier ne nommait
presque jamais ses toiles, elle n’utilisait pas même le banal ‘‘sans titre’’,
et nous oblige à nommer les toiles par la technique utilisée pour la créer, en
fait toujours la même, huile sur toile, de la même manière qu’elle ne date pas
ses œuvres, dans une sorte de volonté farouche d’échapper et de faire
disparaître toute forme d’anecdotique de son parcours, sa vie même, pour
accéder à la vie elle-même.
Ce qui est ainsi
en jeu, c’est de faire disparaître le cheminement singulier, afin de retrouver
le cheminement lui-même, vers l’imperceptible, vers l’inapparent, mais aussi
vers ce qui existe réellement, et n’est pas appréhensible autrement que par
allusion, métaphore picturale d’une réalité bien tangible et cependant
imperceptible.
La peinture
montre donc en réalité un vide, le vide, par la plénitude de la couleur, de son
traitement, la blancheur en l’occurrence, qui réfère à la contemplation
méditative de l’imperceptible.
L’imperceptible
est bien, semble bien être tout du moins un vide de pensée, une absence de mots
pour le dire, pour dire ce qui est perçu, mais qui se trouve pris dans un
au-delà du langage ordinaire, dans une sphère de conscience que le langage ordinaire
n’atteint pas, ou semble ne pas atteindre, mais que peut atteindre la peinture,
la poésie, la danse, c’est-à-dire le traitement d’un langage proprement
créateur. Le langage ordinaire n’y atteint pas, de même sans doute que le
langage philosophique, car ce qui est mis en jeu est ce vide de pensée.
Un vide de
pensée, de contenu, qui est en réalité un vide non vide, puisqu’il y a présence
imperceptible, il y a donc un contenant, et c’est ce contenant même qui est et
reste perceptible, quand bien même nul mot ne peut le dire qu’en faisant
l’usage de l’allusion et de la métaphore, et donner à percevoir quelque chose
que l’on ne saurait nommer précisément, sauf à dire qu’il n’est pas perceptible,
ce qui est presque évidemment un contre sens.
On pourrait dire
que cela ne se sent presque pas, pourtant c’est là, dans la présence, et ça se
donne à ressentir. L’imperceptible est une tension de la perception à être
perçue, c’est peut-être même la perception de la perception elle-même, sans
contenu, c’est-à-dire, non pas sans sensation ou sans affection, mais dont la
sensation ou l’affection elles-mêmes, bien particulières, ne porteraient sur
rien, ne porteraient pas sur.
L’imperceptible
ne serait donc pas autre chose que l’émergence continuée de la perception
elle-même, en tant qu’elle contient potentiellement quelque chose dont il n’est
possible de rien dire. En d’autres termes l’imperceptible ne porte pas sur le ne
rien, mais sur le rien, c’est dire qu’il n’a pas pour objet la chose, mais la
chose non chose, c’est-à-dire quelque chose qui se défait comme chose dès lors même
qu’elle apparaît comme chose.
L’imperceptible
est une non chose, une chose en absence, pour autant il est fondé en présence
comme existant ou étant. La réalité de l’imperceptible est donc une réalité
trouble, qui n’existe et n’est presque pas, suffisamment pour être perçue, mais
non suffisamment pour être qualifiée, ou quantifié, tout en étant une qualité
et une quantité réelle de présence.
L’imperceptible
semble bien être la présence elle-même, non pas tant objet du monde, mais bien présence
du monde, qualité de la présence au monde de quelque chose qui ne se laisse pas
saisir par la pensée autrement que comme indéfinissable. L’absence même de
toute forme de définition de l’imperceptible est donc la définition même de cet
imperceptible. L’imperceptible est la présence émergente comme telle, sa
qualité d’être nous est perceptible, mais cependant innommable.
C’est alors
précisément ce que donne à voir la danse qui entre en résonance avec
l’imperceptible, qui donne à voir l’incorporel, à travers le corps, et qui
n’est qu’apparition éphémère, c’est-à-dire aussi disparition pérenne
d’elle-même, lorsqu’elle se donne comme telle.
Ce qui est vu,
au sens strict, dans la danse, ce n’est ni le corps, ni le mouvement, ce qui
est lisible dans le corps, c’est le passager clandestin, le corps tiers, la
présence de la danse même dans le danseur. Et cet imperceptible, dans le corps
dansant est la pensée de la danse elle-même, le corps qui danse est un corps
qui pense, sans mot, mais riche d’un vocabulaire, d’un langage non linguistique
évident, c’est ce langage qui est à proprement parlé, lu dans le corps dansant,
et c’est ce langage qui est compris, et donne à penser ce qu’il y a lieu de
penser, et qui diffère selon chaque regard.
Le corps dansant
transmet non seulement sa pensée mais le langage pour la comprendre, un langage
directement accessible et humain, le langage du corps, que l’on reconnaît en l’autre
pour le connaître déjà en soi, quand bien même jamais nous n’en n’aurions
conscience. La pensée de la danse, le discours de la danse est et forme une
lecture du monde, une compréhension du monde, que l’on peut lire à même un
corps, d’où la multiplicité des formes de la danse. Danser, c’est écouter le
monde, et regarder, c’est entendre cette écoute, lorsque le visible rend
lisible l’imperceptible.
L’imperceptible
est donc cette pensée qui ne se pense pas, la pensée elle-même, une pensée du
corps, de la chair, de la carne, qui ne se laisse pas expliciter par le
discours, au sens strict, l’imperceptible est une intuition. L’intuition
charnelle, qui n’en passe pas par des mots pour se dire, en passe cependant par
un langage, un langage sensible, une tonalité affective, une qualité de
sensation, une science, ou une conscience incarnée. L’imperceptible est
l’instant d’un temps où l’esprit et le corps sont si bien l’un l’autre que la
connaissance se passe de mot. L’intuition au sens strict, n’est pas une idée
concrète, elle est inaudible et indiscernable à la raison, dont le rôle est de
la rendre audible et discernable, pour produire une connaissance concrète.
L’intelligence
intuitive du corps est la capacité même que le corps a de produire une
connaissance intuitive du monde, et que cette production soit lisible et
compréhensible malgré l’absence de mot au moment même de cette production et de
la réception de cet imperceptible, c’est-à-dire au moment même de la
transmission. Car l’imperceptible est une donation réception, une transmission
de l’inaudible et indiscernable que l’on intuit.
L’imperceptible
est une quasi sensation, une quasi affection, une intuition inaudible,
sensation ou affection à peine reconnaissables, et qui, par conséquent,
feraient difficilement l’objet d’une connaissance. Mais c’est surtout une
impression du monde sur soi, la trace que ce monde laisse sur soi lorsqu’il
passe, presque, inaperçu. Le signe qu’il y a là quelque chose, d’impensable,
que l’on doit pourtant s’efforcer de penser, dans le paradoxe même qui en
signale la présence.
C’est donc tout
à fait logiquement de l’imperceptible même que de nombreux philosophes se
préoccupent. L’imperceptible conduit la réflexion de toute une part de la
philosophie qui s’y heurte. Il semble qu’il y ait au moins deux manières de se confronter
à l’imperceptible en philosophie, l’une en terme de contenu qui va venir
proposer des concepts tentant d’expliciter l’imperceptible, par exemple l’être,
et l’autre manière, en terme de contenant, qui va venir tenter de penser
formellement la condition de possibilité même de l’existence de ces concepts,
et c’est le cas du concept de différance avec un a de Jacques Derrida, le tout
étant de savoir si ce concept échappe à l’imperceptible, en venant nommer les
limites mêmes de la rationalité, de l’art de distinguer les choses, lorsque le
concept ne désigne aucune chose, mais uniquement un cadre de pensée, ce qui
revient à vouloir penser le référentiel humain même dans lequel on pense.
Sans être
spécialiste de Jacques Derrida on peut cependant remarquer qu’il invente une
variété infinie de mots, pour approcher l’imperceptible, en tant que cadre de
pensée, lesquels, en défaisant la pensée rationnelle traditionnelle, tentent de
penser le processus même de la différance.
‘‘Ecrire autrement.’’ Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Minuit, 1972,
p.XX-XXI.
Cette
complexification du langage a donc un rôle : penser le philosopher,
repenser la philosophie, depuis la marge, depuis la différance, depuis
l’écriture, depuis le processus même de différentiation. La différance barre
l’être, car la différance n’est ni un mot, ni une chose, ni un étant, ni même
un concept : rien qu’un processus de différenciation, voire d’opposition
qui rend nécessaire, lors de l’apparition d’un terme, celle de son contradictoire,
procédé sur lequel se fonde la philosophie : être/ non être, présence/absence,
etc.
La
différance n’a donc ni être ni essence, et il est donc impossible de dire ce
que c’est, mais il est possible de dire ce que cela produit : cela
n’existe pas, mais pourtant cela agit dans le monde, dans l’être et dans le
langage. La différance n’est pas non plus l’origine, puisqu’elle n’est pas une
chose, mais est à l’origine de la différenciation, en ce qu’elle nomme le sans
origine du monde ; et, en tant qu’elle n’est pas de l’ordre de l’être ni
de l’étant, mais dès avant l’être et l’étant et les produisant, elle échappe au
langage philosophique. En d’autres termes la différance, qui n’est même pas un
mot, selon Jacques Derrida, est ce par quoi il tente de penser le cadre même selon
lequel on pense, cadre qui échappe incessamment à la pensée, sous la forme d’un
l’imperceptible néanmoins perceptible, le cadre de la pensée qui se manifeste
par le fait même qu’il laisse une trace, mais une trace qui ne dit rien
de ce dont elle est la trace.
Selon
Jacques Derrida, il faut inventer le non-mot pour définir le référentiel
humain, le contenant qui pense, et non ce qui est pensé, et penser ce non-mot dans
les termes d’une émergence continuée, d’une différenciation perpétuelle,
c’est-à-dire, d’un changement incessant. Mais désormais le mot différance
existe, si ce n’est comme chose du moins comme mot, il révèle quelque non-chose
qui agit dans le monde, et dans le monde de la pensée : la différance est
donc ce qui met la chose, l’étant et l’être en faillite, c’est-à-dire qu’il
s’agit de déconstruire : décomposer et recomposer, les concepts qui ont
toujours servi à penser l’exister, l’être, etc.
Mais la
différance est aussi par définition et en tant que mot qui se disloque ce qui
met le langage philosophique en faillite, et peut-être même le langage
lui-même. Or, cette faillite est aussi l’impuissance à dire l’imperceptible, et
le paradoxe que cela engendre. Ce que Jacques Derrida préconise est donc de changer
de langue, et, pour ainsi dire, de changer le système du penser : pour, en
somme, penser un archi-langage, qui permît de penser le cadre, la marge.
Il s’agit
donc pour lui aussi de nommer l’échec du langage philosophique à penser ce qui
apparaît sur le mode de la non-apparition, tout en restant dans un discours
philosophique, quitte à réinventer tout le langage de la philosophie.
Réussit-on à
rendre l’imperceptible en complexifiant le langage de la manière dont Derrida
le propose, en usant de mots indécis, composés, en mettant en œuvre une volonté
systématique de redéfinir le monde, le langage, et en s’extrayant ou en tentant
de s’extraire du système de pensée dans les conditions duquel on pense ? En
fait, la question alors posée est de savoir si nous pourrions réussir –par
quelque expérience de pensée– à sortir de notre propre système de pensée, non
dans une langue, mais selon le référentiel humain, ou si au contraire nous
devrions tenter de penser ce contenant depuis son intérieur même, depuis les langues,
le langage, et de déjouer le système ou le référentiel, pour le penser lui-même
en tant que tel.
Il ne semble
pas que Derrida ait tranché la question. En effet, il propose l’idée d’un archi-langage,
mais en même temps aussi, de penser le contenant depuis une réflexion sur le
contenu. La tentative de penser le contenant, la différance, se fait (du moins
dans l’article La différance publié dans Marges, p.3 à 29), en
réfléchissant sur la tentative heideggérienne de penser le contenu de pensée,
l’être.
Et cette manière
de penser l’imperceptible comme contenu de pensée semble très problématique. En
effet, la difficulté qui s’impose à Martin Heidegger lorsqu’il tente de penser
l’être est la même que celle à laquelle se heurte Derrida lorsqu’il pense, comme
antérieure à l’être, pendant l’être, la différance elle-même. Toute la question
est de savoir comment dire, philosophiquement, quelque chose, ou quelque non-chose,
qui ne se laisse ni cerner, ni distinguer, ni mesurer, et qui échappe au
discours philosophique et le rend impuissant à conceptualiser certains éléments
du monde, qui échappe à la rationalité, et à toute forme de processus de
rationalisation.
On peut émettre
l’hypothèse que la tentative de Jacques Derrida qui revient à penser
l’imperceptible mondain au cœur même d’un discours philosophique, quitte à
repenser de fond en comble la philosophie et le philosopher, soit une réplique au
choix d’un chemin fait par Martin Heidegger, chemin sur lequel ce dernier
indique la claire faillite du discours philosophique devant le projet de penser
l’imperceptible, et pour se tourner vers la poésie, la parole et le langage
poétique.
Martin Heidegger
a tenté de penser l’être. Dans Concepts
fondamentaux, Gallimard, 1985, 2005, p.83, il dit que « l’être même
est retrait ». Il est autant impossible de dire l’être à partir de
l’étant, que de dire l’être à partir de l’être même, c’est pourquoi il propose,
non pas d’argumenter en faveur de l’être, dans un discours philosophique
distinct, mais de méditer à propos de l’être en tentant de discerner son
caractère absolument contradictoire, lorsqu’il s’agit de dire ce que l’être
est. Il multiplie les termes opposés dans la seconde section de son cours, en
disant que l’être est « ce qu’il y a de plus vide tout en étant profusion »,
« ce qu’il y a de plus commun tout en étant l’unique », « ce
qu’il y a de plus compréhensible tout en étant le retrait », « ce
qu’il y a de plus galvaudé tout en étant origine », et il ajoute encore à
cela que l’être est « l’appui le plus sûr tout en étant a-bime »,
« ce qui est sans cesse redit et en même temps ce qui garde le
silence », « ce qui est le plus oublié tout en étant la
mémoire », pour finir sur ces paroles : « l’être est la
contrainte la plus contraignante, tout en étant libération. »
Cette longue
litanie qui fait office de définition de l’être, ne dit rien de défini à son propos,
et si ces propositions déterminent essentiellement l’être, elles n’en donnent
aucune détermination essentielle, elles laissent l’être dans le retrait de
toute pensée, car, dit-il en dehors de l’être, il n’y a guère que le néant,
mais le néant ne peut servir non plus à définir l’être, car au sens strict s’il
n’est rien, il ne fait pas être l’étant. Heidegger identifie presque l’être au
néant, L’un et l’autre se révèle dans l’étant sans en être, et ne sont pas,
l’un « semble bien être le même » que l’autre, (Concepts fondamentaux
p77), mais il réintroduit une différence par laquelle le néant ne permet pas de
concevoir l’être, ni de dire ce qu’il est, car dire qu’ils « partagent »
quelque chose comme la vacuité, c’est d’hors et déjà réintroduire une
différence entre l’être et le néant (p.77 toujours), ils semblent être le même
mais diffèrent en quelque manière.
L’être se
soustrait à tout concept, toute conception déterminante, il est pur retrait, il
n’est visible que par l’étant, mais sans être définissable à partir de cet
étant, l’être est donc bien cet imperceptible qui se retire tout en étant de
quelque manière perçu, et qui est pour Heidegger un contenant, qui marque la
faillite du discours philosophique à dire l’être.
Heidegger va
donc se tourner vers la parole poétique pour tenter de saisir,
philosophiquement, le sens même de l’être, dans une pratique du commentaire de
la parole poétique. Mais ce qui est intéressant, ici, c’est que ce qui pour
Heidegger est de l’ordre du contenant, est pour son successeur Derrida de
l’ordre du contenu, un contenu qui ne se laisse pas penser, en tant que tel, et
échappe à toute détermination, et fait dire à Heidegger qu’il faudrait renoncer
à l’être, se tourner vers le monde, le langage poétique, de telle sorte
d’approcher le sens même de l’imperceptible.
La faillite du
langage commun et philosophique à dire l’être, la différance, ou tout autre
chose de cet ordre, qui se retire de l’emprise du concept, et de la conception
du monde montre à quel point il est complexe de penser à la limite, à la marge,
comme le souhaitait Derrida, et comme on se retrouve en philosophie confronté à
un vide de pensée, un indicible, indiscernable, dont on tente cependant de dire
quelque chose, même si cela échappe à la représentation, ou au processus de
représentabilité même.
Lorsque
Heidegger propose que l’être soit ce qu’il y a de plus vide, tout en étant
profusion, il se rapproche conceptuellement de la tradition zen de la
philosophie du vide, il propose l’idée que « le « est » dénote
une vacuité où la pensée désespère de trouver aucun appui », bien qu’en
même temps il « n’en trahit pas moins (…) une richesse où s’exprime l’être
de l’étant. », (Concepts fondamentaux, p.71), en d’autres termes et en
tant que contenant, cadre de pensée, l’être est vacuité, tandis qu’en tant que
contenu, il serait profusion, richesse se révélant dans l’étant dans son
ensemble. L’être serait donc dévoilé en tant que richesse, et oublié en tant
que vacuité, mis en retrait en essence. Cette double assignation de l’être en
tant que contenant et contenu met en valeur la faillite de la pensée, c’est
cette défaillance de la pensée que semble avoir refusé Derrida qui tente de la
surmonter, en introduisant le concept de différance, mais il semble cependant
que cette faillite soit réelle.
Lorsque
l’imperceptible manifeste à ce point l’incompossibilité de le penser et de le
parler conceptuellement, alors ne reste que le vide, Heidegger, bien qu’il ait
nommé ce vide, ne semble pas l’avoir pensé, car le vide n’est pas le néant,
mais cadre même de la pensée, et bien que le retrait soit une manière de le
penser, il ne semble pas permettre de le comprendre avec soi. Il est pourtant
possible de penser le vide, dans une pensée radicale, telle que le propose le
bouddhisme zen. Dans la tradition de la philosophie du vide, il est donné
dix-huit vides possibles, du plus simple au plus complexe, qui irait du vide de
contenu au vide même de contenant, dix huit manières de le définir ou de le
parler.
Daisetz Teitaro
Suzuki dans Essais sur le bouddhisme zen,
aux éditions Albin Michel, Paris, (1972) 2003, p.1048 à 1055 en donne une
définition exhaustive. Le contenu vide, par exemple, prendrait la forme du contenu
de l’ego, d’un arrière monde aux choses du monde, des constructions mentales,
souvent en termes d’opposés, ainsi l’être et le non être étant chacun vide, il
ne saurait être question ni de les comprendre objectivement, ni de les opposer,
car ce serait opposer le vide au vide. Tandis que le contenant reviendrait à
vider l’idée même de vide, et le vide lui-même de toute idée de vide même. En
d’autres termes on atteindrait au vide en cessant de le penser comme vide, mais
en l’éprouvant tel, puisque toute idée de vide, toute pensée de vide, par
définition n’est pas vide, puisque l’idée de vide contient une idée,
c’est-à-dire un contenu.
Vidé de vide,
que serait le vide ? Une sensation vide, une donnée vide de la conscience
vide mais non de l’esprit, une perception vide qui n’en passe ni par le
langage, ni par la pensée, ni même on le voit par l’esprit. La radicalisation
de la pensée concernant l’imperceptible est donc la mise en exergue de la
faillite de l’intellect même à penser un contenant sans contenu, le vide même
est vide, peut-être inaccessible. Ce que cela signifie, c’est que le vide n’est
pas à penser, puisque toute pensée le défait comme vide, mais à expérimenter
par corps, sans vouloir en faire l’acquisition.
Ainsi, ce que
montre la pensée philosophique, confrontée à l’imperceptible, est la faillite
du langage, de la pensée, et de l’intellect lui-même à concevoir cet
imperceptible, et montre en réalité que l’imperceptible est et manifeste tout
l’engagement du corps dans le monde, le corps qui perçoit, conçoit quelque
non-chose sans en passer par le prisme de l’intellect, de telle sorte qu’est
mis à jour une conscience charnelle, qui ne doit rien à la pensée. Car
l’imperceptible est la pure conscience qu’il y a là quelque chose, qui existe
sous forme de perception, sans que rien ne soit manifestement perçu.
Si l’on ne peut
atteindre ou comprendre l’imperceptible ni par la chose, ni par le langage, ni
par la pensée, ni par l’intellect, le paradoxe reste entier, mais la question qui
se pose alors devient que peut le corps face à l’irreprésentable ? Face à
l’imperceptible ? Faut-il renoncer à penser l’impensable, comme semble le
proposer Heidegger, ou forcer le trait comme le propose Derrida, ou encore, tenter,
comme l’expérimente le bouddhisme zen, d’éprouver en conscience
l’imperceptible, sans en passer par l’intellect, pour en comprendre la nature
même, ce qui alors rendrait peut-être obsolète la compréhension de
l’imperceptible par l’intellect ?
En réalité
Heidegger ne renonce pas à penser et à dire l’imperceptible, il choisit de
contourner le problème posé et de se tourner vers le langage poétique pour
tenter de cerner l’indiscernable. Car c’est alors même que le langage est
poétique, c’est-à-dire créateur, que se donne à entendre le mieux l’imperceptible.
Car si l’imperceptible ne se pense pas, vraiment, autrement que comme vide,
retrait, différenciation, il s’exprime, il s’éprouve, il se vit, il se ressent,
et la poésie était sans doute pour Heidegger sa plus belle expression.
Conférence donnée en 2012, à l'université de Nice Sophia Antipolis.
Anne Laure Guichard
Commentaires
Enregistrer un commentaire