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L’imperceptible



Comme une respiration, l’imperceptible est ce que l’on ne peut percevoir, au sens strict, et pourtant, c’est toujours quelque chose que l’on perçoit que l’on nomme imperceptible. Paradoxe sans aucun doute, qui dit bien la complexité de la réalité qu’il s’agit de percevoir d’une part, mais sous sa forme imperceptible d’autre part. C’est tout le jeu entre matière et immatière qui se donne ici, entre substantiel et insubstantiel, entre le perçu et le pensé.
L’exemple flagrant de ce paradoxe est celui du monochrome, dont on entend souvent dire qu’en lui il n’y a rien à voir, or ce qui dans le monochrome se donne à voir, c’est avant tout une couleur, c’est ensuite une texture, c’est encore un rythme, une épaisseur, un espace, un temps, un mouvement, ne serait-ce que celui du pinceau, mais c’est aussi ce qui donne à voir le rien, une intention, l’évanescent, l’éphémère, le vide, comme une sorte de définition de l’imperceptible.
Ce n’est pourtant pas de monochrome dont il va être question ici, mais d’un peintre que l’on pourrait qualifier d’imperceptible, tant sa vie elle-même est passée inaperçue, et tant nous n’en savons que très peu de choses. De la vie de Madeleine Charbonnier, nous savons qu’elle est née à Paris en 1904, qu’elle vient habiter à Mâcon dans les années 40 jusqu’en 1992, où elle s’installe définitivement à Mussy sous Dun en Saône et Loire et où elle meurt en 1997. Quelques gravures existent sur plaques, mais elles n’ont jamais fait l’objet d’un tirage papier, faute d’argent, mais ce qu’elle laisse derrière elle, en revanche, c’est une œuvre peinte remarquable et inconnue, quelques textes de poésie et des souvenirs de danse. Nous avons cependant les témoignages d’écrivains comme Charles Juliet, Henri Michaux qu’elle a aussi fréquenté, ou dans un autre registre Yves Peyré.
Cette œuvre, c’est Madeleine Charbonnier qui en parle le mieux, dans ce poème, sans titre, mais il le sont tous, la poésie n’étant jamais nommée comme telle, mais passage de l’écriture dans le vide subtile de la peinture :
« Où vont les errants les solitaires ? / vagabonds de la nuit les insoumis / ignorants du savoir certain // Loin parfois brille l’étoile de sacrale absence / astre perdu / imperceptible lumière »
Il n’y a guère de différence entre les mots et l’œuvre, l’un et l’autre se disent sur le mode de la disparition. Et lorsque Yves Peyré parle de son œuvre et d’elle il s’exprime ainsi.
‘‘Tout était passé au tamis du rien, pour elle, il n’y avait pas de réalités plus consistantes qu’un pollen, moins évanescentes qu’un nuage, plus durables que le mûrissement d’un fruit. La loi suprême de l’expiration-inspiration ordonnait le flux, donc le rejet, comme elle présidait au souffle. Madeleine Charbonnier fut à mes yeux une exception en ce sens qu’elle poussa plus loin que tous l’une des dispositions d’esprit contradictoires qui habite les créateurs. Elle ne voulut pas faire œuvre.’’
Cette citation est issue du texte L’appel de la méditation d’Yves Peyré, Catalogue d’exposition, La Côte Saint André, 1999.
Elle ne voulut pas faire œuvre tout en sachant qu’une œuvre se faisait malgré elle, contre elle, en elle, imperceptiblement, une œuvre faite de toutes les œuvres qu’elle n’a pas détruites.
C’est la toile Blancheur qui définit le mieux et son œuvre, et l’imperceptible, en effet, cette toile n’est pas blanche, même si du blanc la compose, elle serait d’une couleur indéfinissable, faite d’ocre, de jaune et de blanc, mais ce qui est certain c’est que c’est bien la blancheur qui ressort de cette toile, et qui est rendue visible par cette toile, ainsi, elle rend perceptible quelque chose qui apparaît, qui existe donc, mais n’existe pas dans la toile elle-même.
Le titre de l’œuvre est le signe même d’une intention très forte de rendre perceptible le non apparent, dans la mesure où elle fait émerger quelque chose qui n’existe pas concrètement, mais aussi dans la mesure où Madeleine Charbonnier ne nommait presque jamais ses toiles, elle n’utilisait pas même le banal ‘‘sans titre’’, et nous oblige à nommer les toiles par la technique utilisée pour la créer, en fait toujours la même, huile sur toile, de la même manière qu’elle ne date pas ses œuvres, dans une sorte de volonté farouche d’échapper et de faire disparaître toute forme d’anecdotique de son parcours, sa vie même, pour accéder à la vie elle-même.
Ce qui est ainsi en jeu, c’est de faire disparaître le cheminement singulier, afin de retrouver le cheminement lui-même, vers l’imperceptible, vers l’inapparent, mais aussi vers ce qui existe réellement, et n’est pas appréhensible autrement que par allusion, métaphore picturale d’une réalité bien tangible et cependant imperceptible.
La peinture montre donc en réalité un vide, le vide, par la plénitude de la couleur, de son traitement, la blancheur en l’occurrence, qui réfère à la contemplation méditative de l’imperceptible.
L’imperceptible est bien, semble bien être tout du moins un vide de pensée, une absence de mots pour le dire, pour dire ce qui est perçu, mais qui se trouve pris dans un au-delà du langage ordinaire, dans une sphère de conscience que le langage ordinaire n’atteint pas, ou semble ne pas atteindre, mais que peut atteindre la peinture, la poésie, la danse, c’est-à-dire le traitement d’un langage proprement créateur. Le langage ordinaire n’y atteint pas, de même sans doute que le langage philosophique, car ce qui est mis en jeu est ce vide de pensée.
Un vide de pensée, de contenu, qui est en réalité un vide non vide, puisqu’il y a présence imperceptible, il y a donc un contenant, et c’est ce contenant même qui est et reste perceptible, quand bien même nul mot ne peut le dire qu’en faisant l’usage de l’allusion et de la métaphore, et donner à percevoir quelque chose que l’on ne saurait nommer précisément, sauf à dire qu’il n’est pas perceptible, ce qui est presque évidemment un contre sens.
On pourrait dire que cela ne se sent presque pas, pourtant c’est là, dans la présence, et ça se donne à ressentir. L’imperceptible est une tension de la perception à être perçue, c’est peut-être même la perception de la perception elle-même, sans contenu, c’est-à-dire, non pas sans sensation ou sans affection, mais dont la sensation ou l’affection elles-mêmes, bien particulières, ne porteraient sur rien, ne porteraient pas sur.
L’imperceptible ne serait donc pas autre chose que l’émergence continuée de la perception elle-même, en tant qu’elle contient potentiellement quelque chose dont il n’est possible de rien dire. En d’autres termes l’imperceptible ne porte pas sur le ne rien, mais sur le rien, c’est dire qu’il n’a pas pour objet la chose, mais la chose non chose, c’est-à-dire quelque chose qui se défait comme chose dès lors même qu’elle apparaît comme chose.
L’imperceptible est une non chose, une chose en absence, pour autant il est fondé en présence comme existant ou étant. La réalité de l’imperceptible est donc une réalité trouble, qui n’existe et n’est presque pas, suffisamment pour être perçue, mais non suffisamment pour être qualifiée, ou quantifié, tout en étant une qualité et une quantité réelle de présence.
L’imperceptible semble bien être la présence elle-même, non pas tant objet du monde, mais bien présence du monde, qualité de la présence au monde de quelque chose qui ne se laisse pas saisir par la pensée autrement que comme indéfinissable. L’absence même de toute forme de définition de l’imperceptible est donc la définition même de cet imperceptible. L’imperceptible est la présence émergente comme telle, sa qualité d’être nous est perceptible, mais cependant innommable.
C’est alors précisément ce que donne à voir la danse qui entre en résonance avec l’imperceptible, qui donne à voir l’incorporel, à travers le corps, et qui n’est qu’apparition éphémère, c’est-à-dire aussi disparition pérenne d’elle-même, lorsqu’elle se donne comme telle.
Ce qui est vu, au sens strict, dans la danse, ce n’est ni le corps, ni le mouvement, ce qui est lisible dans le corps, c’est le passager clandestin, le corps tiers, la présence de la danse même dans le danseur. Et cet imperceptible, dans le corps dansant est la pensée de la danse elle-même, le corps qui danse est un corps qui pense, sans mot, mais riche d’un vocabulaire, d’un langage non linguistique évident, c’est ce langage qui est à proprement parlé, lu dans le corps dansant, et c’est ce langage qui est compris, et donne à penser ce qu’il y a lieu de penser, et qui diffère selon chaque regard.
Le corps dansant transmet non seulement sa pensée mais le langage pour la comprendre, un langage directement accessible et humain, le langage du corps, que l’on reconnaît en l’autre pour le connaître déjà en soi, quand bien même jamais nous n’en n’aurions conscience. La pensée de la danse, le discours de la danse est et forme une lecture du monde, une compréhension du monde, que l’on peut lire à même un corps, d’où la multiplicité des formes de la danse. Danser, c’est écouter le monde, et regarder, c’est entendre cette écoute, lorsque le visible rend lisible l’imperceptible.
L’imperceptible est donc cette pensée qui ne se pense pas, la pensée elle-même, une pensée du corps, de la chair, de la carne, qui ne se laisse pas expliciter par le discours, au sens strict, l’imperceptible est une intuition. L’intuition charnelle, qui n’en passe pas par des mots pour se dire, en passe cependant par un langage, un langage sensible, une tonalité affective, une qualité de sensation, une science, ou une conscience incarnée. L’imperceptible est l’instant d’un temps où l’esprit et le corps sont si bien l’un l’autre que la connaissance se passe de mot. L’intuition au sens strict, n’est pas une idée concrète, elle est inaudible et indiscernable à la raison, dont le rôle est de la rendre audible et discernable, pour produire une connaissance concrète.
L’intelligence intuitive du corps est la capacité même que le corps a de produire une connaissance intuitive du monde, et que cette production soit lisible et compréhensible malgré l’absence de mot au moment même de cette production et de la réception de cet imperceptible, c’est-à-dire au moment même de la transmission. Car l’imperceptible est une donation réception, une transmission de l’inaudible et indiscernable que l’on intuit.
L’imperceptible est une quasi sensation, une quasi affection, une intuition inaudible, sensation ou affection à peine reconnaissables, et qui, par conséquent, feraient difficilement l’objet d’une connaissance. Mais c’est surtout une impression du monde sur soi, la trace que ce monde laisse sur soi lorsqu’il passe, presque, inaperçu. Le signe qu’il y a là quelque chose, d’impensable, que l’on doit pourtant s’efforcer de penser, dans le paradoxe même qui en signale la présence.
C’est donc tout à fait logiquement de l’imperceptible même que de nombreux philosophes se préoccupent. L’imperceptible conduit la réflexion de toute une part de la philosophie qui s’y heurte. Il semble qu’il y ait au moins deux manières de se confronter à l’imperceptible en philosophie, l’une en terme de contenu qui va venir proposer des concepts tentant d’expliciter l’imperceptible, par exemple l’être, et l’autre manière, en terme de contenant, qui va venir tenter de penser formellement la condition de possibilité même de l’existence de ces concepts, et c’est le cas du concept de différance avec un a de Jacques Derrida, le tout étant de savoir si ce concept échappe à l’imperceptible, en venant nommer les limites mêmes de la rationalité, de l’art de distinguer les choses, lorsque le concept ne désigne aucune chose, mais uniquement un cadre de pensée, ce qui revient à vouloir penser le référentiel humain même dans lequel on pense.
Sans être spécialiste de Jacques Derrida on peut cependant remarquer qu’il invente une variété infinie de mots, pour approcher l’imperceptible, en tant que cadre de pensée, lesquels, en défaisant la pensée rationnelle traditionnelle, tentent de penser le processus même de la différance.
‘‘Ecrire autrement.’’ Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Minuit, 1972, p.XX-XXI.
Cette complexification du langage a donc un rôle : penser le philosopher, repenser la philosophie, depuis la marge, depuis la différance, depuis l’écriture, depuis le processus même de différentiation. La différance barre l’être, car la différance n’est ni un mot, ni une chose, ni un étant, ni même un concept : rien qu’un processus de différenciation, voire d’opposition qui rend nécessaire, lors de l’apparition d’un terme, celle de son contradictoire, procédé sur lequel se fonde la philosophie : être/ non être, présence/absence, etc.
La différance n’a donc ni être ni essence, et il est donc impossible de dire ce que c’est, mais il est possible de dire ce que cela produit : cela n’existe pas, mais pourtant cela agit dans le monde, dans l’être et dans le langage. La différance n’est pas non plus l’origine, puisqu’elle n’est pas une chose, mais est à l’origine de la différenciation, en ce qu’elle nomme le sans origine du monde ; et, en tant qu’elle n’est pas de l’ordre de l’être ni de l’étant, mais dès avant l’être et l’étant et les produisant, elle échappe au langage philosophique. En d’autres termes la différance, qui n’est même pas un mot, selon Jacques Derrida, est ce par quoi il tente de penser le cadre même selon lequel on pense, cadre qui échappe incessamment à la pensée, sous la forme d’un l’imperceptible néanmoins perceptible, le cadre de la pensée qui se manifeste par le fait même qu’il laisse une trace, mais une trace qui ne dit rien de ce dont elle est la trace.
Selon Jacques Derrida, il faut inventer le non-mot pour définir le référentiel humain, le contenant qui pense, et non ce qui est pensé, et penser ce non-mot dans les termes d’une émergence continuée, d’une différenciation perpétuelle, c’est-à-dire, d’un changement incessant. Mais désormais le mot différance existe, si ce n’est comme chose du moins comme mot, il révèle quelque non-chose qui agit dans le monde, et dans le monde de la pensée : la différance est donc ce qui met la chose, l’étant et l’être en faillite, c’est-à-dire qu’il s’agit de déconstruire : décomposer et recomposer, les concepts qui ont toujours servi à penser l’exister, l’être, etc.
Mais la différance est aussi par définition et en tant que mot qui se disloque ce qui met le langage philosophique en faillite, et peut-être même le langage lui-même. Or, cette faillite est aussi l’impuissance à dire l’imperceptible, et le paradoxe que cela engendre. Ce que Jacques Derrida préconise est donc de changer de langue, et, pour ainsi dire, de changer le système du penser : pour, en somme, penser un archi-langage, qui permît de penser le cadre, la marge.
Il s’agit donc pour lui aussi de nommer l’échec du langage philosophique à penser ce qui apparaît sur le mode de la non-apparition, tout en restant dans un discours philosophique, quitte à réinventer tout le langage de la philosophie.
Réussit-on à rendre l’imperceptible en complexifiant le langage de la manière dont Derrida le propose, en usant de mots indécis, composés, en mettant en œuvre une volonté systématique de redéfinir le monde, le langage, et en s’extrayant ou en tentant de s’extraire du système de pensée dans les conditions duquel on pense ? En fait, la question alors posée est de savoir si nous pourrions réussir –par quelque expérience de pensée– à sortir de notre propre système de pensée, non dans une langue, mais selon le référentiel humain, ou si au contraire nous devrions tenter de penser ce contenant depuis son intérieur même, depuis les langues, le langage, et de déjouer le système ou le référentiel, pour le penser lui-même en tant que tel.
Il ne semble pas que Derrida ait tranché la question. En effet, il propose l’idée d’un archi-langage, mais en même temps aussi, de penser le contenant depuis une réflexion sur le contenu. La tentative de penser le contenant, la différance, se fait (du moins dans l’article La différance publié dans Marges, p.3 à 29), en réfléchissant sur la tentative heideggérienne de penser le contenu de pensée, l’être.
Et cette manière de penser l’imperceptible comme contenu de pensée semble très problématique. En effet, la difficulté qui s’impose à Martin Heidegger lorsqu’il tente de penser l’être est la même que celle à laquelle se heurte Derrida lorsqu’il pense, comme antérieure à l’être, pendant l’être, la différance elle-même. Toute la question est de savoir comment dire, philosophiquement, quelque chose, ou quelque non-chose, qui ne se laisse ni cerner, ni distinguer, ni mesurer, et qui échappe au discours philosophique et le rend impuissant à conceptualiser certains éléments du monde, qui échappe à la rationalité, et à toute forme de processus de rationalisation.
On peut émettre l’hypothèse que la tentative de Jacques Derrida qui revient à penser l’imperceptible mondain au cœur même d’un discours philosophique, quitte à repenser de fond en comble la philosophie et le philosopher, soit une réplique au choix d’un chemin fait par Martin Heidegger, chemin sur lequel ce dernier indique la claire faillite du discours philosophique devant le projet de penser l’imperceptible, et pour se tourner vers la poésie, la parole et le langage poétique.
Martin Heidegger a tenté de penser l’être. Dans Concepts fondamentaux, Gallimard, 1985, 2005, p.83, il dit que « l’être même est retrait ». Il est autant impossible de dire l’être à partir de l’étant, que de dire l’être à partir de l’être même, c’est pourquoi il propose, non pas d’argumenter en faveur de l’être, dans un discours philosophique distinct, mais de méditer à propos de l’être en tentant de discerner son caractère absolument contradictoire, lorsqu’il s’agit de dire ce que l’être est. Il multiplie les termes opposés dans la seconde section de son cours, en disant que l’être est « ce qu’il y a de plus vide tout en étant profusion », « ce qu’il y a de plus commun tout en étant l’unique », « ce qu’il y a de plus compréhensible tout en étant le retrait », «  ce qu’il y a de plus galvaudé tout en étant origine », et il ajoute encore à cela que l’être est « l’appui le plus sûr tout en étant a-bime », « ce qui est sans cesse redit et en même temps ce qui garde le silence », « ce qui est le plus oublié tout en étant la mémoire », pour finir sur ces paroles : « l’être est la contrainte la plus contraignante, tout en étant libération. »
Cette longue litanie qui fait office de définition de l’être, ne dit rien de défini à son propos, et si ces propositions déterminent essentiellement l’être, elles n’en donnent aucune détermination essentielle, elles laissent l’être dans le retrait de toute pensée, car, dit-il en dehors de l’être, il n’y a guère que le néant, mais le néant ne peut servir non plus à définir l’être, car au sens strict s’il n’est rien, il ne fait pas être l’étant. Heidegger identifie presque l’être au néant, L’un et l’autre se révèle dans l’étant sans en être, et ne sont pas, l’un « semble bien être le même » que l’autre, (Concepts fondamentaux p77), mais il réintroduit une différence par laquelle le néant ne permet pas de concevoir l’être, ni de dire ce qu’il est, car dire qu’ils « partagent » quelque chose comme la vacuité, c’est d’hors et déjà réintroduire une différence entre l’être et le néant (p.77 toujours), ils semblent être le même mais diffèrent en quelque manière.
L’être se soustrait à tout concept, toute conception déterminante, il est pur retrait, il n’est visible que par l’étant, mais sans être définissable à partir de cet étant, l’être est donc bien cet imperceptible qui se retire tout en étant de quelque manière perçu, et qui est pour Heidegger un contenant, qui marque la faillite du discours philosophique à dire l’être.
Heidegger va donc se tourner vers la parole poétique pour tenter de saisir, philosophiquement, le sens même de l’être, dans une pratique du commentaire de la parole poétique. Mais ce qui est intéressant, ici, c’est que ce qui pour Heidegger est de l’ordre du contenant, est pour son successeur Derrida de l’ordre du contenu, un contenu qui ne se laisse pas penser, en tant que tel, et échappe à toute détermination, et fait dire à Heidegger qu’il faudrait renoncer à l’être, se tourner vers le monde, le langage poétique, de telle sorte d’approcher le sens même de l’imperceptible.
La faillite du langage commun et philosophique à dire l’être, la différance, ou tout autre chose de cet ordre, qui se retire de l’emprise du concept, et de la conception du monde montre à quel point il est complexe de penser à la limite, à la marge, comme le souhaitait Derrida, et comme on se retrouve en philosophie confronté à un vide de pensée, un indicible, indiscernable, dont on tente cependant de dire quelque chose, même si cela échappe à la représentation, ou au processus de représentabilité même.
Lorsque Heidegger propose que l’être soit ce qu’il y a de plus vide, tout en étant profusion, il se rapproche conceptuellement de la tradition zen de la philosophie du vide, il propose l’idée que « le « est » dénote une vacuité où la pensée désespère de trouver aucun appui », bien qu’en même temps il « n’en trahit pas moins (…) une richesse où s’exprime l’être de l’étant. », (Concepts fondamentaux, p.71), en d’autres termes et en tant que contenant, cadre de pensée, l’être est vacuité, tandis qu’en tant que contenu, il serait profusion, richesse se révélant dans l’étant dans son ensemble. L’être serait donc dévoilé en tant que richesse, et oublié en tant que vacuité, mis en retrait en essence. Cette double assignation de l’être en tant que contenant et contenu met en valeur la faillite de la pensée, c’est cette défaillance de la pensée que semble avoir refusé Derrida qui tente de la surmonter, en introduisant le concept de différance, mais il semble cependant que cette faillite soit réelle.
Lorsque l’imperceptible manifeste à ce point l’incompossibilité de le penser et de le parler conceptuellement, alors ne reste que le vide, Heidegger, bien qu’il ait nommé ce vide, ne semble pas l’avoir pensé, car le vide n’est pas le néant, mais cadre même de la pensée, et bien que le retrait soit une manière de le penser, il ne semble pas permettre de le comprendre avec soi. Il est pourtant possible de penser le vide, dans une pensée radicale, telle que le propose le bouddhisme zen. Dans la tradition de la philosophie du vide, il est donné dix-huit vides possibles, du plus simple au plus complexe, qui irait du vide de contenu au vide même de contenant, dix huit manières de le définir ou de le parler.
Daisetz Teitaro Suzuki dans Essais sur le bouddhisme zen, aux éditions Albin Michel, Paris, (1972) 2003, p.1048 à 1055 en donne une définition exhaustive. Le contenu vide, par exemple, prendrait la forme du contenu de l’ego, d’un arrière monde aux choses du monde, des constructions mentales, souvent en termes d’opposés, ainsi l’être et le non être étant chacun vide, il ne saurait être question ni de les comprendre objectivement, ni de les opposer, car ce serait opposer le vide au vide. Tandis que le contenant reviendrait à vider l’idée même de vide, et le vide lui-même de toute idée de vide même. En d’autres termes on atteindrait au vide en cessant de le penser comme vide, mais en l’éprouvant tel, puisque toute idée de vide, toute pensée de vide, par définition n’est pas vide, puisque l’idée de vide contient une idée, c’est-à-dire un contenu.
Vidé de vide, que serait le vide ? Une sensation vide, une donnée vide de la conscience vide mais non de l’esprit, une perception vide qui n’en passe ni par le langage, ni par la pensée, ni même on le voit par l’esprit. La radicalisation de la pensée concernant l’imperceptible est donc la mise en exergue de la faillite de l’intellect même à penser un contenant sans contenu, le vide même est vide, peut-être inaccessible. Ce que cela signifie, c’est que le vide n’est pas à penser, puisque toute pensée le défait comme vide, mais à expérimenter par corps, sans vouloir en faire l’acquisition.
Ainsi, ce que montre la pensée philosophique, confrontée à l’imperceptible, est la faillite du langage, de la pensée, et de l’intellect lui-même à concevoir cet imperceptible, et montre en réalité que l’imperceptible est et manifeste tout l’engagement du corps dans le monde, le corps qui perçoit, conçoit quelque non-chose sans en passer par le prisme de l’intellect, de telle sorte qu’est mis à jour une conscience charnelle, qui ne doit rien à la pensée. Car l’imperceptible est la pure conscience qu’il y a là quelque chose, qui existe sous forme de perception, sans que rien ne soit manifestement perçu.
Si l’on ne peut atteindre ou comprendre l’imperceptible ni par la chose, ni par le langage, ni par la pensée, ni par l’intellect, le paradoxe reste entier, mais la question qui se pose alors devient que peut le corps face à l’irreprésentable ? Face à l’imperceptible ? Faut-il renoncer à penser l’impensable, comme semble le proposer Heidegger, ou forcer le trait comme le propose Derrida, ou encore, tenter, comme l’expérimente le bouddhisme zen, d’éprouver en conscience l’imperceptible, sans en passer par l’intellect, pour en comprendre la nature même, ce qui alors rendrait peut-être obsolète la compréhension de l’imperceptible par l’intellect ?
En réalité Heidegger ne renonce pas à penser et à dire l’imperceptible, il choisit de contourner le problème posé et de se tourner vers le langage poétique pour tenter de cerner l’indiscernable. Car c’est alors même que le langage est poétique, c’est-à-dire créateur, que se donne à entendre le mieux l’imperceptible. Car si l’imperceptible ne se pense pas, vraiment, autrement que comme vide, retrait, différenciation, il s’exprime, il s’éprouve, il se vit, il se ressent, et la poésie était sans doute pour Heidegger sa plus belle expression.


Conférence donnée en 2012, à l'université de Nice Sophia Antipolis.
Anne Laure Guichard

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