Il y a des êtres qui s’engagent
dans la danse. Il y a deux vies qui ne sont qu’une, l’une est la vie sociétale,
et l’autre est la vie, comme ce qui traverse le vivant, les deux sont aussi
importantes. Lorsque Isadora Duncan invente la danse libre, un nouveau langage
du corps, elle est révolutionnaire, lorsque Hillel Kogan invente les gestes
pour montrer ce qu’il ne pourra jamais dire, c’est très impactant, et lorsque
Mitia Fedotenko danse la passion de deux génies, dans un monde où le génie se
meure que d’être empêché d’exister, c’est un appel à la vie qui est aussi
urgent et important que la voix qui l’appelle, dans cette pièce, entre
autres...
Il y a certainement beaucoup de
perte en danse, comme partout ailleurs, mais il y a aussi de très belles
niches, où des choses se disent et se font qui resteront comme ce qui a marqué
notre époque. Il y a pourtant un fait que l’on ne peut ne pas remarquer :
la danse est prise dans le vide du sens actuel du corps, de la pensée et de
l’existence qu’elle redonne comme elle peut, mais souvent aujourd’hui comme
dans bien d’autres domaines, comme néant, absence d’idées, et absence d’un
langage à toujours réinventer, tandis qu’elle sait aussi vraiment penser ce
vide constitutif de notre époque comme ce qu’il faut montrer car ce vide de sens
est autant sociétal que vital.
Mais ce que je remarque aussi,
c’est la capacité de la danse à intégrer la connaissance humaine et à la
répercuter dans le corps même, dans la danse en général : la danse se fait
à l’aune de ce qu’elle sait du corps, et depuis les années 40-50 elle intègre
les connaissances scientifiques sur l’espace, le temps, l’énergie, la danse
c’est aussi cela : un travail de pensée sur le réel. Depuis quelques
années les scientifiques sont eux-mêmes en crise, et plus aucune connaissance
nouvelle n’émerge, et la danse recherche son langage depuis disons une petite
vingtaine d’années. Mais c’est aussi toute l’humanité qui se cherche, et recherche du
sens, et qui ne sait plus comment l’inventer. Car le sens s’invente aussi, à
chaque époque, incessamment renouvelé.
La danse est tant un contenu, du
discours, qu’un contenant, du langage, l’engagement sociétal est toujours
fonction de l’engagement vital, il en découle, mais ne le précède pas, et si
cet engagement sociétal des danseurs semble problématique au regard de certains,
actuellement, c’est peut-être que nous, tous, nous manquons du langage pour se
dire, nous manquons d’un langage qui nous serait propre, propre à notre époque.
En philosophie, il y a un
engagement invisible qui est celui de la pensée, et celui de l’exigence que
chaque pensée soit adéquate à l’exigence éthique qu’elle porte, dans la vie
quotidienne, et que chaque œuvre décrive de manière compréhensive l’être humain
et son milieu. Mais on voit de plus en plus que ce qui est requis pour chaque
penseur soit son engagement intellectuel dans la vie civique, y compris dans la
recherche, avoir une opinion supposée philosophique sur tout sujet et sur toute
actualité locale et mondiale, et cet engagement passe par trouver des solutions
pratiques et intelligentes à des situations sociétales problématiques pratiques
et actuelles, et implique donc de se désengager de la philosophie comme
expression vitale de la description et de la compréhension du monde et de l’être
humain, pour décrire et prescrire des comportements et des idées adéquates aux
préoccupations sociétales actuelles.
On confond trop souvent
intellectuel engagé et engagement philosophique, ou philosophe engagé dans sa
propre pensée. Dans ces conditions, on requiert du philosophe qu’il soit un
intellectuel engagé, et on l’empêche de penser les issues et idées dont a
besoin l’humanité sur le long terme, et de prévoir les idées du futur qui
feront les actions à venir, des actions justes, parce qu’humainement adéquates
aux besoins humains pour résoudre des problèmes devenus actuels ou inactuels,
c’est dommage, parce que dans un siècle en manque de sens, le sens donné par la
philosophie est plus qu’urgent à appréhender.
Je fais ce parallèle entre danse
et philosophie car pour moi la danse est une philosophie, une part de la
réflexion philosophique incarnée que nous portons sur nous-mêmes. La production
de description et de compréhension du monde et de l’être humain comme l’agit la
danse est tout autant un engagement que l’engagement sociétal. L’un des
problèmes cruciaux que nous ayons actuellement est que nous ne nous laissons
plus la liberté de penser, de danser, de juste être, nous nous l’interdisons
par autocensure, et le courage pour dire des choses inactuelles mais
essentielles nous ne l’avons plus vraiment.
Mais je n’accède pas à la pensée
que la production culturelle, en danse comme ailleurs, au niveau mondial est
assez pauvre actuellement. Et si cela était ce ne serait pas non plus le fait
forcément d’un désengagement volontaire ou non, ce serait surtout dû à un
manque de repères, de sens et de fins en l’humain lui-même.
Dans notre contexte démocratique,
la société est le résultat d’un contrat social « signé » par nos
anciens et qui prend la forme de la Constitution plus la société civile. La
société est donc le garant de la démocratie et de nos droits et devoirs
fondamentaux. Dans ce contexte démocratique toute société devient un système
qui s’autorégule lui-même, et ce système auto régulé est conçu pour persévérer
dans l’existence, indépendamment des humains qui y vivent, et qui y changent à
chaque génération, mais qui garantit un cadre de vie pour chaque humain de
cette société, à travers les générations.
Lorsque ce système auto-régulé ne
fonctionne plus pour l’humain mais pour lui-même, lorsqu’il n’est plus adapté à
l’humain, il se produit une tension entre la société et les êtres humains qui y
vivent, si cette tension procède d’un dérèglement de l’auto-régulation,
l’humain va réajuster le système sociétal, pour que la société lui corresponde
de nouveau. La société, qui agit comme un organisme vivant, aura tendance à
rejeter ce réajustement, pour se conserver telle quelle comme système. Dans
cette tension se joue notre démocratie, si le système consent à être transformé,
la société continue à persévérer dans son existence. Il n’y aura qu’une
révolte, un mouvement. Là, seul le système social change.
Mais si cette tension procède du
fait que la société comme système autonome et autorégulé ne garantit plus la
démocratie, ni la constitution, ni le contrat social, ni un cadre de vie
satisfaisant, alors il va y avoir une guerre entre l’humain et son système,
c’est ce qu’on nomme la révolution. Là, seuls le système étatique et le contrat
social vont changer.
Le retournement de l’humain
contre sa propre société, c’est l’humain qui se rappelle à la société lorsque
la société oublie l’humain et son humanité. Si la société résiste à la
révolution, alors elle s’effondrera sur elle-même et ce sont par exemple
certaines cités-états antiques, qui se sont effondrées sur elles-mêmes et où
les anciens pauvres ont pu produire une toute nouvelle société. Là c’est une
civilisation qui disparaît.
Ceci explique notre crise actuelle et l'état de notre société, mais c'est moins ceci qui rend compte des difficultés actuelles de la danse que l'une des caractéristiques de notre société, qui est, c’est un fait connu, sa chronophagie. Le temps commence par s’accélérer, entre 1980 et 2000, puis, son accélération
devient hyperbolique, entre 2000 et 2019, et aujourd’hui le temps tend à
disparaître : il est comme happé par un gouffre sans finalité, où la
matière elle-même tend à la disparition. La dématérialisation de la vie a
provoqué une dématérialisation de l’espace et du temps, c’est bien autre chose
que de se dire je n’ai plus le temps, c’est qu’il n’y a plus de temps, il n’y a
plus d’espace pour être : c’est le milieu humain lui-même qui disparaît.
La société s’est prise de frénésie du tout immatériel, comme pour copier
l’immatérialité de l’être au niveau spirituel, mais ce tout immatériel n’est
pas l’immatériel de la spiritualité, de l’esprit, de la pensée, c’est juste et
seulement l’absence de matière pour la conscience ordinaire, l’absence
d’espace, l’absence de temps, l’absence d’énergie, l’absence de vide où être,
tout ceci est entré dans un processus de disparition et c’est ceci qui broie
l’humain qui lui-même est matériel, pris entre l’espace et le temps, l’énergie,
le vide, etc.
Et ceci explique aussi le
problème que rencontrent les danseurs, qui ne savent plus ni quoi ni comment
danser, comme les autres ne savent plus ni quoi ni comment peindre, penser,
vivre, écrire, agir et exprimer son être au monde devenu problématique. La
diversité fait que chaque danseur est unique et s’engage sur son mode propre en
danse, et ceci ne peut lui être retiré, là où l’engagement est avant tout
vital, et nécessairement ancré dans la vie, d’une vie qui disparaît peu à peu.
La société d’aujourd’hui évolue
vers toujours plus de dématérialisation et de disparition de ce qui fonde
l’humain, l’espace, le temps, le vide, la pensée, l’agir, et dans cette
dématérialisation aucun humain ne peut réellement tenir. Ainsi, que danser,
lorsque la danse se fonde sur le travail du temps, de l’espace, de l’énergie,
du vide, en soi, et conjointement le travail du corps sur l’espace, le temps,
le vide, ou l’énergie, que danser, si la matière-danse elle-même tend à
disparaître ? Et comment inventer le nouveau langage du corps, dans le
contexte inédit de la disparition de la matière ?
C’est donc un réel engagement
vital que vivent les danseurs dans cette société, comme un acte révolutionnaire
qui tente désespérément d’échapper à la dématérialisation de la vie dans nos
sociétés. Cet acte est vital, et cet acte tente de rendre acte d’un art qui
lui-même se nourrit en propre de notre matérialité pour produire de la pensée,
la danse est un acte de philosophie incarnée et engagée dans le corps, dans la
corporéité, cette même corporéité dont a besoin l’humanité et dont elle
commence à manquer cruellement. Et c’est la danse qui tente encore de créer le
nouveau langage de l’à venir de l’humanité, ceci forme un engagement
philosophique, un engagement de la pensée dans la matière.
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