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Le poétique de la rationalité biblique

Poétique de la raison biblique, Chemins de pensée, Editions Ovadia, 330p,
Titre original: Expression poétique et genèse de la rationalité dans le texte biblique, d'après les sources juives, en Genèse et Exode.

Ce livre se nomme Poétique de la raison biblique, et par là il faut entendre le poétique de la rationalisation biblique, c’est-à-dire ce qu’il y a de créateur et de poétique dans ce que l’on peut nommer la raison biblique, c’est-à-dire dans les processus de rationalisations qui ont été mis en œuvre dans le texte de la Bible, et plus précisément en Genèse et Exode.
Ainsi, il ne s’agit pas de la poétique utilisée dans la Bible, les ouvrages dédiés à la rhétorique dans la Bible sont très nombreux, et je ne voulais pas ajouter encore à ce nombre, c’est pourquoi je me suis intéressée au poétique qui jaillit à même le texte, pour produire, plus qu’un sentiment de poésie, du sens.  
Mais je ne me suis pas interrogée non plus dans ce texte à propos de la raison en tant que structure, qui ferait autorité en soi, je me suis intéressée à la raison en tant que processus de rationalisations, qui revêtent de multiples formes, en d’autres termes, j’ai pensé que le poétique qui empreint le texte était ce par quoi se donnait une certaine forme de rationalité, non seulement une définition de ce qu’est la rationalité pour les auteurs de la Bible, mais aussi, ce qui est cher au judaïsme : que la rationalité soit issue du poétique, et donc, bien entendu, son élaboration et son développement, dans le récit qui nous a été donné.
Je dois à ces préliminaires ajouter que je ne suis aucunement spécialiste du judaïsme ou de la Bible, j’ai abordé le texte uniquement d’après les sources juives, mais mon approche fut et reste entièrement philosophique, et dégagée de toute considération religieuse, il s’agissait plus de comprendre cette pensée que d’en devenir une spécialiste. Ce que j’ai recherché est le sens philosophique caché dans la forme poétique et dans l’effet poétique, mais ce faisant, je n’ai pas écarté les approches exégétiques et herméneutiques.
La pensée juive est un océan de sagesse, que je n’ai fait qu’affleurer et que j’affleure encore, et je dois dire que mon approche philosophique était motivée par deux questions, la première était l’élaboration de cette rationalité qui se joue dans le texte de la Genèse et aboutit en Exode à l’accession à la sagesse, mais aussi d’une manière sous-jacente, la question de dieu, afin d’étudier ce que conceptuellement le judaïsme sait de dieu, ce qu’il en dit, dans le texte, non en tant que personne, mais en tant que concept, c’est-à-dire, la manière dont le judaïsme a conceptualisé ce qu’il savait de la personne YHWH.
Mais cette dernière question est restée presque non dite dans mon livre, où je m’attache plus à comprendre la manière biblique de comprendre le monde, d’élaborer la rationalité, de proposer un chemin d’accès à la sagesse, de définir les jeux et enjeux philosophiques, mais aussi psychiques et spirituels qui ont cours dans le texte.
Et depuis ces enjeux, il était question pour moi de procéder à l’étude comparée des concepts qui fondent la philosophie et la psychanalyse tels que nous les concevons à l’heure actuelle, à ces mêmes concepts considérés par la philosophie juive de tous les âges, de sorte de mettre en avant les influences, transmissions, et implications de la pensée juive sur la pensée occidentale vue depuis la manière de philosopher et de penser qui a cours en France à l’heure actuelle.
Et l’on s’aperçoit que les apports sont majeurs, pour tous les concepts fondamentaux qui régissent la philosophie et la psychanalyse. Ainsi mon travail s’est fait en deux temps, l’étude de l’élaboration et le développement de la rationalité, et l’étude des concepts fondamentaux qui en procèdent tant en philosophie qu’en psychanalyse.
Notre héritage est visiblement tout autant juif que grec, et pas seulement grâce à des penseurs comme Levinas et son élaboration du concept d’autre ou Derrida et son réflexion autour du concept d’hospitalité, ou encore Freud et son transfert, et Lacan et son parlêtre.
Il y a aussi quelque chose qui s’est transmis silencieusement, d’une manière indicible mais que l’on retrouve dans la pensée de Heidegger par exemple, dont la réflexion d’après le tournant renvoie pour beaucoup à la pensée juive, d’une manière totalement philosophique, comme une sorte de traduction laïque de la pensée juive, selon ses concepts fondamentaux. (voir La dette impensée, Marlène Zarader)
Ainsi par exemple la prise en garde de l’être, ou le temps quadripartite, ou encore tout son travail sur la mémoire et l’oubli, quant à la vérité, mais aussi l’ereignis, c’est-à-dire l’événement jaillissant, établissant ainsi un lien entre la philosophie juive, grecque ancienne et japonaise.
J’explore tout ceci dans mon livre, de manière plus précise, mais ce qui le caractérise, c’est surtout l’adoption de la méthodologie juive, telle que je l’ai comprise. C’est un travail de thèse, qui donc obéit aux réquisits de toute forme de thèse, sauf en ce qui concerne la méthodologie que j’ai emprunté à la philosophie juive, car il est presque impossible de considérer cette philosophie selon une approche et une méthodologie héritée des grecs et de la longue tradition philosophique que nous connaissons.
Car d’écrits en commentaires, la pensée juive se montre plus rhizomique que démonstrative au sens aristotélicien du terme. Ainsi, l’on est conduit à ne pas poursuivre la pensée d’un auteur particulier, mais à voyager de livres en livres à la poursuite de l’élaboration des théories et des concepts à travers les âges et les auteurs. Mais la méthodologie juive est bien plus que seulement cela. Et on la voit se bâtir dans le texte même de la Bible, à l’aune du récit, selon une perspective allégorique, mais aussi à l’aune du langage et de ce que l’on pourrait nommer le hors texte, soit tout ce qui se donne dans le texte d’une manière voilée et qui serait tout autant le là être et parler de dieu avec chaque personnage, que notre connaissance ou notre ignorance, selon une perspective philosophique.
La méthodologie hébraïque, telle que je l’ai comprise, ne bâtit pas une série de positions possibles autour d’une problématique clairement établie à la suite d’un questionnement, comme l’on y est habitué en philosophie, mais au contraire, à partir d’un constat, cette méthode va consister à élaborer la meilleure manière possible d’envisager la question posée par ce constat, soit la manière la plus exhaustive, la plus complexe, la plus riche, et prenant en compte l’ensemble des questions potentielles relatives à ce constat, c’est-à-dire en réalité la manière la plus adéquate d’élaborer le questionnement, plutôt que d’élaborer ce que l’on pourrait nommer la réponse. Plus précisément, la réponse sera ici la meilleure manière d’envisager le questionnement.
C’est d’ailleurs l’un des enjeux de la Bible que de démontrer la conceptualisation et construction du questionnement philosophique, en mettant en valeur la manière dont celui-ci s’est mis en place et construit dans la pensée hébraïque, dans ce texte. Ainsi, ce qui survit, en quelques sortes, au questionnement, sera considéré comme valide philosophiquement. Ici, la description de l’engagement biblique vers le philosophique portera d’abord sur l’élaboration de la rationalité, définie comme le jeu entre les processus de rationalisations et les processus créateurs et notamment créateurs de sens.
La rationalité, dans ce texte, se fonde et sur l’imaginaire et sur le langage créateur, en même temps que sur les processus de rationalisations, afin d’envisager ce qui est donné, c’est-à-dire, ici, soit le langage lui-même, soit les contenus élaborés, qu’ils soient rationnels ou non, soit le monde même, soit encore le sens, mais aussi une logique du sens, qui sera alors tout autant rationnelle que créatrice, l’une nourrissant l’autre et contribuant à l’élaboration et de l’autre et de notre compréhension du monde.
La rationalité biblique est donc définie comme le fruit de la relation entre les processus de rationalisations et du langage créateur conjoints, étant entendu que le langage créateur est le langage régit par le davar, c’est-à-dire le renvoie du mot et de la chose qu’il nomme à la même nature, à quelque niveau que ce soit.
Ce qui nous amène à la seconde caractéristique de la méthodologie hébraïque, qui est une approche archéologique, le plus souvent fondée sur le pardès mais aussi sur la tradition du commentaire à l’infini. Le pardès représente quatre couche d’approfondissement dans l’approche des textes, et quatre niveaux de conceptualisation des concepts, qui se donnent le plus souvent dans le même temps, à travers le récit, le symbolique, le langage et le hors texte. 
Dans cette optique du pardès, l’approche littérale (Pchat) serait le récit, l’approche allégorique (Remez) serait le symbolique, lien entre la littéralité et le philosophique, l’approche philosophique (Drach) serait le langage, et l’approche de sagesse (Sod) serait le hors texte. Mais cette logique de l’approfondissement ne va pas sans inclure la langue hébraïque et ses structures, ainsi que ses strates conceptuelles que sont les lettres, les racines et les concepts.
A partir de ceci, nous pouvons apercevoir dans la Bible deux approches méthodologiques différentes de l’élaboration de ce qu’il faut bien nommer le développement de la philosophie et du sens qu’elle revêt pour les auteurs ; l’un issu de Eve et de ses engendrements, et l’autre issu de Adam et de ses engendrements. La première approche est l’élaboration de l’accueil, de cette hospitalité dont nous parle Derrida, relativement aux expériences et aux expérimentations de la vie, la seconde approche est l’élaboration du questionnement en vue d’une démarche philosophique.
A l’origine donc, l’accueil poétique de la vie, comme événement, l’accueil des processus rationnels qui se mettent en place, à partir des expériences de la vie qui les portent et les transportent. Ensuite, la genèse de cette rationalité qui se fait jour est portée par, précisément, la construction du questionnement philosophique. Il s’agit là de deux types de philosophie, la première portera sur l’expérience, et la seconde, fondée dans l’expérience, portera sur le questionnement et la mise en place des bonnes questions, ainsi on pourra parler de philosophie pratique, une philosophie de l’expérience, et de philosophie abstraite et théorique, une philosophie de la pensée et de l’esprit.
Le concept, ici, est comme une matrice qui accueille l’expérience et le sens, un contenant, avant de devenir un contenu qui se saisit de son objet. La construction du questionnement prend forme jusqu’au personnage de Joseph, à partir des trois premiers stades du pardès, mais resterait incomplète si elle ne venait avec Moïse amener sur le devant de la scène le sens secret, et bien que ce sens secret soit donné dès les prémisses du texte, dès le début de la Genèse, où il demeure encore scellé.
C’est pourquoi, dans mon livre, j’ai introduit ce sens secret, le sens de la sagesse, auquel j’ai accordé une réelle valeur philosophique, car si le sens secret forme le dépassement de la philosophie par l’acquisition de la sagesse, cette acquisition ne se ferait pas sans la maîtrise du langage et de la pensée qui fonde justement l’exercice de la philosophie. Ainsi, la sagesse ne s’acquiert pas sans un passage obligé par la pensée philosophique.
Le sens secret s’enracine et se fonde dans une approche philosophique dont on doit acquérir la maîtrise, le sens sod se fonde sur le sens drach pour exprimer toute sa richesse conceptuelle et spirituelle. Il s’en nourrit donc, et en propose le dépassement dans la non maîtrise de la maîtrise. Il s’agit d’acquérir la maîtrise et de la surpasser par la non maîtrise, ce qui forme un retour à l’accueil et à l’hospitalité qui prend corps avec la sagesse, accueil de ce qui vient y compris la saisie conceptuelle elle-même.
Dans le texte, ce sont les arguments du sens secret qui viennent légitimer les arguments philosophiques et les prolonger par une réflexion qui reste philosophique et qui demeure au-delà de la philosophie. Comme le sens secret prend en garde le langage, la philosophie n’est pas autre chose que le travail sur le langage dans lequel on pense et établit une réflexion, les deux derniers sens du pardès opèrent donc sur la même chose, le langage en tout premier lieu.
La philosophie française est souvent limitée par la structure non conceptuelle de sa langue, qui limite le travail de la pensée au niveau des racines, mais la philosophie hébraïque fondée sur l’hébreu et l’araméen, a pu engager une réflexion très approfondie à propos de sa propre langue.  La philosophie poussée à son extrême verra ainsi les lettres devenir en soi un univers conceptuel. Et si l’on adopte la méthodologie juive, ou si l’on travaille sur la pensée juive, faire l’économie de cette richesse dans laquelle se fonde sa philosophie, ce serait manquer le sens même de cette philosophie.
On ne pense que dans le langage, et toute forme de pensée ou de réflexion s’organisent et jaillissent de la compréhension que nous avons du langage. Approcher philosophiquement ce texte non seulement autorise mais rend presque nécessaire l’usage de la conceptualité saisie dans l’alphabet hébreu, parce que c’est dans le sens secret que se trouvent légitimées toutes les intuitions philosophiques que l’on pourrait avoir à propos de ce texte.
Il n’y a donc pas une opposition entre la sagesse et la philosophie, mais un prolongement qui en est un approfondissement. La sagesse est toujours philosophique, car elle sublime l’amour de la sagesse par son acquisition pratique. En réalité, on s’aperçoit que le chemin de l’acquisition de la sagesse consiste avant tout à comprendre que sans la rationalité, sans la philosophie et sa rigueur, et sans l’exercice de la pensée, l’on n’atteint à aucune sagesse.
La philosophie est à la sagesse ce que l’unique trait de pinceau est à l’œuvre d’art, et si elle semble disparaître avec le sage, ce n’est pas parce qu’elle n’existe plus en lui, mais au contraire parce qu’elle est vivante en lui, et qu’il la maîtrise au point de n’avoir plus à l’exposer.
Ainsi, les thèmes que j’ai abordé convergent vers la même question, qui serait comme une concordance entre la philosophie telle que nous la connaissons et les apports souvent ignorés comme tels de la pensée hébraïque, ceci signifie que cette dernière pensée forme aussi notre héritage, mais un héritage et une influence que nous ignorons le plus souvent. Mon livre décrit en quelque sorte cet héritage, et la manière dont il s’est donné et a été perçu dans la tradition philosophique.
A travers la genèse de la rationalité et conjointement du questionnement, à travers les concepts fondamentaux issus de la Bible et fondements de la philosophie et de la psychanalyse, l’on voit où l’héritage biblique a contribué à construire notre compréhension du monde en philosophie, d’abord avec un dieu, puis sans presque de dieu, remis au domaine pur de la métaphysique. Mais quoi qu’il en soit ce qui est perceptible est que ces concepts pensés dans la Bible sur une très longue période ont fondé certaines approches que nous avons aujourd’hui.
C’est la raison pour laquelle j’ai très peu étudié la rhétorique dans ce livre, bien qu’à l’origine ce livre devait décrire les structures de l’argumentation biblique, je n’ai étudié que de manière succincte cet art de l’argumentation, pour en démontrer l’existence, tant dans la logique rationnelle que dans la logique poétique, de manière à laisser toute la place à ce qui fonde les structures argumentatives du texte, la construction de la rationalité et la manière dont elle se développe par les concepts.
En réalité, c’est en étudiant cette rhétorique argumentative que je me suis aperçue qu’elle cachait une idée très claire de la rationalité qui la fonde et même la genèse de sa constitution dans l’esprit. C’est cela qui m’a passionnée en dernier ressort, car il était tout à fait improbable de penser pouvoir trouver dans un texte ancré dans le non rationnel, quelque chose qui soit précisément de l’ordre de la rationalité. Mais d’une rationalité qui ne fait pas l’économie du poétique, bien au contraire, et un texte qui laisse apercevoir les structures de la mise en œuvre de cette même rationalité.
En quelques mots succincts, on peut dire que la rationalité se déploie à travers tous les personnages les plus emblématiques de la Bible, à commencer par Ève qui ouvre la voie au déploiement des facultés humaines en une étape préliminaire et nécessaire et qui se suffit à elle-même en une certaine manière. Elle est l’expérience poétique, elle est la vie comme événement, elle est la raison et sa logique, et, à travers ses deux fils, elle est l’expérience poétique de la vie et l’acquisition de la créativité biologique et conceptuelle.
Elle représente, à travers Qayin, les premières questions philosophique que l’humanité se pose : l’être, l’identité, l’autre, la prise en garde, la réalisation de soi, mais surtout elle met en place les prémisses d’une attitude auto-réflexive, elle n’est ainsi pas seulement l’accueil et l’hospitalité, elle est aussi ce qui engage l’humanité vers sa destinée philosophique, scientifique, et spirituelle. A travers ses deux fils, Caïn et Abel, elle réalise le potentiel qui est en elle, et qu’elle transmet non seulement à Adam, mais aussi à Sheth. Avec Hevel et Qayin, l’acquisition des premières bases de la rationalité comme principalement processus éphémères et créateurs qui viennent incessamment revivifier l’exercice de la raison vivante devient le socle sur lequel va se fonder Adam pour évoluer.
Ainsi Ève et sa lignée mettent en place cette philosophie pratique, cette première théorisation de l’expérience, Ève est sans question, et Qayin pose à l’humanité la question de l’être. Adam et sa lignée vont en reprendre le questionnement, en l’élaborant peu à peu et avec l’aide de dieu qui introduit subtilement les bonnes questions et les bonnes manières de poser les questions, allant de l’être au mah puis au lamah, et enfin à man hou, c’est-à-dire de l’être avec Qayin, au quoi avec Adam au pourquoi avec Abraham, puis au qu’est-ce, avec Moïse, portant sur la nature même des choses, ce qui ouvre la voie à la philosophie et son questionnement, mais comme un retour, in fine, à la philosophie de l’expérience qui accueille aussi l’insoluble, et l’absence de sens, man hou deviendra la manne, qui reste une question sans réponse quant à son essence.
Avec Adam, c’est la question de la nomination qui est en jeu, nommer le réel, c’est-à-dire bâtir la réalité humaine et le référentiel humain grâce à un langage qui définit ce que toutes choses réelles seront pour l’humain, d’abord dans un langage issu du divin, puis dans un langage proprement humain, mais donc aussi faillible et perfectible, et qui doit rechercher le sens perdu, avant même l’origine.
Avec Noa’h, c’est l’effacement de toutes choses qui est mis en question, et notamment deux choses, tout d’abord la relation de l’humain à dieu qui ne doit pas être hétérogène, ni venue de l’extérieur, comme les effets d’un bon vin, mais bien une disposition intérieure et un accueil intime de dieu en soi, et ensuite le rapport du féminin et du masculin, qu’Abraham viendra établir grâce à sa relation égalitaire et mutuellement féconde avec Sarah, et qui est d’une importance capitale dans ce texte, si, comme le dit le sens secret, la Bible conte le cheminement d’un seul esprit, Adam, vers sa destination d’être pleinement réalisé, et si donc il est vrai que tous les personnages de ce texte ne sont que des aspects différents et à diverses étapes de l’instruction d’un seul être à la sagesse.
Car alors les figures féminines ne seront que les aspects féminins de cet être générique, et de l’élaboration du féminin et de la dialectique masculin-féminin en soi, tout comme les figures féminines et masculines viendront nommer les étapes les plus cruciales de cet être en formation et en devenir. Ainsi aucune étape ne saurait être un échec, comme le suppose par exemple André Neher à propos d’Abraham qui retourne à sa place, ou comme on pourrait le supposer de Noa’h qui se donne à l’ivresse, non pas échec donc, mais temps de formation de la conscience qui tient aussi compte par dieu des limites de la conscience humaine, et de la nécessité qu’elle a de penser dans la durée, et en fonction de temps de latence, qui sont le plus souvent essentiels à la mise en place des choses de l’esprit.
C’est Isaac qui représente le mieux ces temps de latence de ce qui forme l’apprentissage de la conscience, l’élaboration de la rationalité, et la construction du psychisme qui s’avancent ensemble, dans la mesure où tout croît ensemble pour amener les personnages à la maturité et à la sagesse. Et l’histoire d’Isaac, à qui l’on impose Léa, qui représente la raison, et qui préfère Rebecca, symbolisant le divin et le poétique, montre qu’à tous les stades de cette évolution, raison et poésie doivent cheminer et grandir de concert, afin que la raison soit créatrice et que la poésie ne soit pas stérile. On ne peut faire l’économie de la raison si l’on souhaite accéder à la capacité de faire de soi une œuvre d’art.
C’est Jacob, devenant Israël à la mort de Rachel qui montre pour la première fois l’assimilation effective du féminin en soi et l’accord de la raison et de la création en soi toujours, accord qui sera effectif avec Joseph, qui est le maître des rêves et qui, comme l’avait bien vu Freud qui se comparait à lui, est le maître de la psychanalyse et de la philosophie, c’est-à-dire maître de la faculté de penser et d’interpréter « justement » le réel et ce qui s’y donne, à travers le référentiel humain.
Joseph fait retour à Adam, et termine la genèse de la rationalité, dans la mesure où, avec Moïse, on va entrer de plein pied dans les questions relatives à l’acquisition de la sagesse unie conjointement à la philosophie comme expérience de vie et de pensée, et relatives à la constitution d’une identité idéale, qui pourra servir de modèle au peuple hébreu.
Parler de la psychanalyse et de la philosophie dans le corpus biblique pourrait faire sourire, et être conçu comme une pensée anachronique, mais il y a bel et bien une théorie du psychisme et de la pensée dans le texte dont il ne faut pas oublier qu’il a été écrit sur une très longue période, et qu’on retrouve encore tardivement, après JC, des traces de versions différentes du texte. Il y a une théorie de ce que nous nommons aujourd’hui le psychisme dans toute la réflexion ayant trait à l’âme vivante et à ses différentes qualités de maturité et de spiritualité, dont les trois premières seraient données dans la Genèse, et qui ont trait aux pulsions vitales, au psychisme et à l’intellect, et les deux suivantes dans Exode et Deutéronome, qui ont trait à l’acquisition de la sagesse, et à l’union au divin.
Il y a aussi un réel mouvement philosophique qui est donné dans ce texte et qui consiste à élaborer peu à peu des concepts, qui fondent tant la philosophie que la psychanalyse. J’ai choisi certains de ces concepts pour identifier des différences entre la tradition hébraïque et la tradition grecque, tels les concepts d’être, d’autre, etc. Mais certains autres concepts se sont imposés comme incontournables dans la pensée juive, ainsi l’acquisition, qui est une force et non pas un pouvoir matériel, le davar, c’est-à-dire le langage créateur, que l’on retrouve en psychanalyse sous le vocable de transfert, ou de parlêtre, ou encore da’at, la pensée concrète, fruit des relations de la logique poétique et de la logique rationnelle et qui fonde ce que j’entends par rationalité dans le texte biblique, que l’on retrouve en psychanalyse sous le vocable de concept d’Oedipe cher à Freud.  
Je ne peux pas reprendre ici exhaustivement chaque concept, mais chacun est étudié précisément dans mon livre, tant en philosophie qu’en psychanalyse.
Je voudrais simplement ajouter qu’au terme de cette étude, il s’avère que la genèse de la rationalité est la première étape du chemin d’accès à la sagesse, telle que la conçoit le judaïsme,  c’est une manière qui est profondément active, ancrée dans l’existence, et qui met en jeu l’être et l’autre, car si être c’est être avec l’autre, alors la sagesse ici ne fait pas l’économie de l’autre, et s’acquiert tant dans le monde que dans la relation à autrui, dans l’expérience pratique que dans la théorie philosophique.
Il s’agit donc d’une sagesse issue de l’expérimentation qui ne se retire pas du monde, comme on peut le constater dans d’autres spiritualités ou dans d’autres courants de certaines spiritualités, par exemple dans certains courants de l’hindouisme ou du christianisme. On acquiert la sagesse dans le monde, en quelque sorte. Il s’agit donc d’une sagesse de et dans l’action, ce qui correspond bien à l’idée que le judaïsme se fait de dieu, qui se fait aussi connaître par ses actes.
En somme, on pourrait dire que la sagesse que le personnage ou la personne « Dieu » propose dans la Bible correspond trait pour trait à ce qu’il y dit de lui-même, et à ce qu’il semble être avec l’espèce humaine : il nous propose ici d’être avec lui ce qu’il est avec nous, indépendamment de ce qu’il pourrait être en soi. Et bâtir la rationalité était donc d’une certaine manière un préliminaire à la sagesse, par une approche philosophique féconde.

Juillet 2018


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